Batteries électriques : les forçats du « cobalt de sang » congolais
Essentiel à la conception de nos batteries, ce minerai provient aux deux tiers des sous-sols de la République démocratique du Congo. Entre corruption, exploitation, meurtres et concentration dans les mains de la Chine, sa production pose d’urgentes questions éthiques.
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Le dos voûté par les cinquante kilos d’un sac rempli de roche, Michel, la mine adolescente, gravit d’un pas mal assuré une pente aussi raide que caillouteuse. À quelques centimètres de ses maigres sandales de plastique, vingt mètres de vide. Puis, au fond, une gigantesque crevasse que creusent à mains nues des milliers d’hommes en haillons.
« J’ai 20 ans », murmure Michel après avoir été interrogé sur son âge. « Brave garçon, il a bien répondu », s’esclaffe son contremaître, qui a passé la matinée à exfiltrer de la mine les enfants et les femmes enceintes afin de faire bonne impression devant la presse.
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Le tableau dévoilé ce jour-là n’en est pas reluisant pour autant : trimant dans une épaisse poussière, dépourvus d’équipements de sécurité et assommés par les rayons acides du soleil tropical, près de 22 000 mineurs raclent les entrailles de la colline de Shabara, dans la province du Lualaba, au sud-est de la République démocratique du Congo (RDC).
On ne cherche ici ni or, ni argent, ni diamant. Mais un minerai peut-être plus essentiel à l’économie mondiale : le cobalt. Doté de prodigieuses propriétés chimiques, ce sous-produit de l’extraction du cuivre permet aux batteries électriques de gagner en densité énergétique et en résistance à la chaleur.
Au point d’être devenu incontournable à la transition énergétique mondiale. Les deux tiers du cobalt produit sur Terre servent aujourd’hui à la production de batteries électriques, contre à peine 1 % au mitan des années 1990.
Sous l’effet de la démocratisation du véhicule électrique, dont le nombre devrait encore être multiplié par six d’ici à 2030, la demande en cobalt connaît une croissance exponentielle. Et la RDC rafle la mise : le sud-est du pays trône sur un gigantesque filon représentant la moitié des réserves mondiales du précieux minerai, dont il exporte chaque année pour 6 milliards de dollars.
Les « creuseurs »
Cette nouvelle ruée vers le cobalt ne profite guère à la population congolaise. La majorité de la production nationale est issue de mines industrielles, d’immenses balafres ouvertes dans la croûte terrestre à coups de dynamite. Or ces mines, fortement mécanisées, ne fournissent qu’une fraction des emplois du secteur.
Trop peu pour satisfaire les millions d’habitants de la région, vivant pour la plupart sous le seuil de pauvreté. Comme Michel et ses semblables, plus de 250 000 mineurs congolais sacrifieraient ainsi leur santé au fond de mines « artisanales », sorte de coopératives des miséreux installées illégalement sur les parcelles d’entreprises minières.
Ces forçats du cobalt, surnommés « creuseurs », travaillent à leur propre compte et représentent à eux seuls près de 20 % de la production mondiale du minerai. Plus qu’aucun autre pays sur Terre. « S’ils creusent la brousse à la recherche de minerai, la police les arrête. Alors les mineurs se rassemblent par milliers et squattent des concessions non exploitées par les propriétaires. Cela les rend plus difficiles à expulser », explique Kaobo Mukumbi, un ancien creuseur devenu directeur du gisement de Shabara, lui-même implanté sur une parcelle du géant minier Glencore, installé en Suisse.
« Évidemment, ces grandes entreprises ne se laissent pas faire. Il y a deux ans, nous avons repoussé un assaut de la police. Quelques jours plus tard, nous trouvions des dizaines d’énormes serpents au fond de la mine. »
Devant l’unique entrepôt de la mine, cent mètres plus loin, des creuseurs attendent le résultat des analyses de leur production du jour. Leurs sacs de roche sont concassés puis passés au spectromètre pour évaluer leur teneur en minerai. Cette formalité accomplie, la marchandise peut alors être vendue aux négociants, qui patientent avidement derrière le hangar. Tous, sans exception, sont chinois.
« J’achète ici cent tonnes de minerai par jour, que je revends aux usines de raffinage », claironne Ah Hao, un jeune négociant cantonais. Ses fournisseurs, une bande d’adolescents en guenilles, ont le visage fermé. « Sortir notre production de l’enceinte de la mine est interdit, on ne peut vendre que sur place, souffle Kalonda Kibanze, l’un d’entre eux. La direction est de mèche avec les Chinois pour truquer les balances et les analyses de teneur en minerai. Nous sommes captifs. »
La Chine est la dernière d’une longue liste de nations ayant, au cours de l’histoire, lorgné les mines congolaises. Les esclavagistes portugais, il y a cinq cents ans, avaient déjà identifié les fabuleuses ressources en cuivre de la région. La Belgique, qui a colonisé le territoire à la fin du XIXe siècle, a ensuite industrialisé les mines.
La Chine contrôle désormais 75 % du stock planétaire de cobalt raffiné.
Une fois venue l’indépendance, les États-Unis ont couvert d’or le dictateur Mobutu Sese Seko pour garantir leur accès aux gisements d’uranium. Puis l’empire du Milieu, au tournant du siècle, a fait main basse sur les mines congolaises pour alimenter son insatiable croissance économique. Au point de régner aujourd’hui sur quinze des dix-neuf mines industrielles de cobalt du Sud-Est congolais, la majorité des usines de raffinage du minerai et la quasi-totalité de la chaîne logistique.
« La Chine a massivement investi en RDC afin de contrôler les matières premières nécessaires à la construction de batteries électriques, un secteur qu’elle domine également, décrypte Robin Goad, un géologue spécialiste du cobalt en poste à Toronto. Résultat, elle contrôle désormais 75 % du stock planétaire de cobalt raffiné. »
Législation bafouée
Le coût social de cette prise de pouvoir chinoise, amorcée au début des années 2010, est exorbitant. « Cette industrie a toujours connu des atteintes aux droits humains et à l’environnement, mais cela a empiré avec l’arrivée des industriels chinois », juge Fabien Mayani, un défenseur des droits humains installé à Kolwezi, la capitale provinciale.
Un cri d’alarme confirmé jusque dans les étages de la direction de Tenke Fungurume, la plus grande mine de cobalt du pays : « L’entreprise est censée limiter le nombre d’expatriés à 50, mais il y a maintenant 2 000 Chinois. Voilà deux ans que nous n’avons pas embauché de locaux », confie sous couvert d’anonymat l’un des dirigeants congolais de l’exploitation.
Même son de cloche à la sortie de la mine industrielle située en plein cœur de Kolwezi, exploitée par la Commus, une joint-venture contrôlée par la firme chinoise Zijin Mining. « Les Chinois nous maltraitent et nous insultent. Ils se fichent de la législation. Certains d’entre nous travaillent parfois un mois d’affilée sans un seul jour de repos », se plaint Éric, un mécanicien de 28 ans.
Non loin de lui, un attroupement se forme au pied d’un remblai de couleur ocre. Comme chaque soir, plusieurs centaines d’habitants des bidonvilles environnants escaladent illégalement les terrils de la mine industrielle chinoise. S’ils sont chanceux, ils y glaneront quelques pépites de cobalt qu’ils revendront ensuite aux innombrables négociants installés dans la région.
Parmi la foule, en partie alcoolisée, quatre gamins de 8 à 13 ans gravissent la pente en soulevant une brouette. Ils font partie des 40 000 enfants qui, d’après l’Unicef, travailleraient dans les mines de cobalt de la RDC.
Arrivé au sommet du remblai, le groupe jette un œil au crépuscule berçant la ville puis se met à la tâche. Il faut extraire un maximum de minerai avant que la police ne fasse irruption. Car cette dernière n’hésite pas à tirer à balles réelles sur les habitants trop aventureux, enfants compris.
« Il y a un mois, un homme a pris une balle dans le dos alors qu’il remontait du fond de la mine. Il y a une semaine, c’est un adolescent qui a été tué tandis qu’il escaladait le mur d’enceinte. Un peu avant, un adulte et deux enfants ont été abattus dans des conditions similaires », témoigne Jean-Paul Mbuyu, l’un des creuseurs clandestins présents ce soir-là.
Les phares d’une jeep percent soudain au détour de l’une des pistes de la mine. Il faut partir. Une centaine de mètres plus bas, à l’intérieur de l’une des nombreuses maisons de terre jouxtant le gisement, Denis et Lajoie Mongakasongo, un couple de creuseurs, n’ont, eux, pas eu la chance de voir leur fils redescendre.
« C’était en avril dernier. Nous fouillions le remblai pour y trouver du minerai lorsqu’un policier a tiré sur la foule, racontent-ils. Notre fils de 12 ans, Souverain, a pris une balle dans la tête. L’un de ses amis a été touché au dos. Nous n’avons pas porté plainte car, pour cela, il faut de l’argent. »
« Les Occidentaux se bouchent le nez en parlant de nos mines, beaucoup moins en achetant le produit fini aux Chinois. »
Interrogé par Politis sur les faits rapportés dans cet article, le ministre des Mines de la province du Lualaba, Jacques Kaumba, botte en touche depuis son immense demeure du centre de Kolwezi. « Les Occidentaux se bouchent le nez en parlant de nos mines, beaucoup moins en achetant le produit fini aux Chinois », tempête-t-il.
Malgré les pressions des ONG, malgré le développement de batteries utilisant des minerais alternatifs, la demande mondiale en « cobalt de sang » devrait encore être multipliée par trois d’ici à 2030. Les mines congolaises ont de beaux jours devant elle.