Éco-anxiété : tempête dans les têtes
Alors que les limites planétaires sont franchies les unes après les autres, les populations, marquées par un été caniculaire, semblent elles aussi atteindre leurs limites émotionnelles.
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Une planète qui bascule Écologie : « Il faut mettre en œuvre une sobriété systémique »M i-février, j’ai craqué. Je ne sortais plus de chez moi, je n’en pouvais plus. Aujourd’hui, j’ai appris à vivre avec, mais les angoisses sont toujours là, comme une épée de Damoclès. » Robin, 22 ans, a mis plusieurs années à identifier les causes de la dépression qui l’a conduit à être hospitalisé cet été.
Parmi elles, l’éco-anxiété. « L’avenir me terrorise. Après chaque nouvelle catastrophe naturelle dans le monde, je me demande : à quand la prochaine ? C’est un sentiment d’angoisse, de fatalité, de paralysie qui m’empêche de vivre », explique l’étudiant en physique-chimie.
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À mesure que l’état de la planète se dégrade, l’angoisse des catastrophes environnementales à venir se double d’un sentiment de détresse face aux changements déjà en cours. Déforestation, incendies, disparition de glaciers… Cette perte de repères face à un environnement familier qui se dégrade à vue d’œil porte un nom : la solastalgie (1).
C’est un sentiment qu’a connu Marine, 36 ans, partie du Havre cet été pour des vacances dans la forêt de Paimpont, en Bretagne. « C’est une région que je connais bien, où j’ai l’habitude d’aller depuis que je suis petite. Mais là, sur la route, je n’ai rien reconnu. Les talus étaient jaunes et grillés, nous sommes passés par des coins incendiés, avec des arbres calcinés. Dans la forêt, les feuilles des arbres étaient tombées au sol et tout craquait quand on marchait. J’ai presque fondu en larmes. »
Angoisse, lassitude, colère
La médecin spécialiste en santé publique Alice Desbiolles est l’une des premières à avoir porté le terme d’éco-anxiété en France (2). Pour elle, « cela fait des décennies que des communautés sont atteintes par les changements de leur environnement. Mais, à partir de 2018, une série d’événements a fait émerger le terme dans le débat public français, notamment à la suite de la démission de Nicolas Hulot du ministère de la Transition écologique, qui a entraîné l’organisation de marches pour le climat ».
Cette inquiétude latente, réponse émotionnelle saine face aux menaces de destruction du monde qui nous entoure, n’a rien d’une maladie mentale. « Mais, à côté de ces émotions qui n’ont rien de pathologique, certaines personnes éprouvent de vrais symptômes tels que des troubles du sommeil, des épisodes de dépression, des troubles anxieux généralisés. »
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Les émotions éprouvées par les personnes souffrant d’éco-anxiété ou de solastalgie sont variées et souvent intenses. « Je ne suis pas anxieux mais plutôt dépité. Je suis conscient de l’état de la planète depuis des années et je vois bien que, collectivement, on n’en fait pas assez », explique Amine, doctorant en physique des particules.
Pour Mossane, étudiante en journalisme de 23 ans, l’angoisse cède la place au désespoir : « J’ai l’impression que, quoi que je fasse à mon échelle, ça ne changera rien face à la menace mortelle des canicules ou des inondations. Je remets souvent en question mes habitudes écolos : à quoi bon acheter des vêtements d’occasion et surveiller ce que je mange si les gouvernements et les industries ne font rien ? »
On nous demande de ne pas mettre de pièces jointes dans nos mails et à côté de ça on construit des stades de foot climatisés au Qatar !
Face à l’inaction des pouvoirs publics et d’une large partie du secteur privé, la colère n’est jamais loin. « Depuis des années, des scientifiques alertent, et pourtant personne n’agit ! On nous demande de ne pas mettre de pièces jointes dans nos mails et à côté de ça on construit des stades de foot climatisés au Qatar. On met des pansements sur des murs qui sont en train de s’effondrer », tonne Marine.
Les éco-anxieux naviguent d’émotion en émotion, passant de l’angoisse au fatalisme, de la peur à la colère. Pour Laelia Benoit, pédopsychiatre et spécialiste de l’impact du changement climatique sur la santé mentale des plus jeunes, ces réactions sont comparables à celles des différentes phases traversées lors d’un deuil : « Derrière l’éco-anxiété, on retrouve des émotions évolutives. L’angoisse est la première que l’on ressent en prenant conscience de l’état de la planète, mais elle dissimule souvent une autre émotion que l’on ne parvient pas identifier. »
Le psychothérapeute Pierre-Éric Sutter, codirecteur de l’Observatoire des vécus du collapse, a matérialisé sur une courbe le « processus de l’éco-anxiété » en onze étapes. La courbe, d’abord descendante, fait passer l’individu d’une phase de « digestion de l’information anxiogène » à la « traversée de la vallée de la mort », mais elle devient ensuite ascendante pour mener à la conception et à l’accomplissement de son « écoprojet ».
Agir pour dépasser l’angoisse
Il n’existe pas de remède contre l’éco-anxiété, si ce n’est l’élimination des causes des catastrophes environnementales. Alice Desbiolles prône l’action pour transcender ces émotions négatives : « L’éco-anxiété questionne un idéal de société où le bonheur est centré sur l’accumulation. Elle peut permettre aux individus de se déployer au travers d’une autre philosophie de vie et d’un autre rapport au monde. »
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De nombreux éco-anxieux tentent de dépasser ce sentiment en transformant leurs habitudes individuelles ou en s’engageant dans un collectif. Après son doctorat, Amine envisage de plus en plus d’abandonner sa carrière dans la recherche publique : « Cet été, j’ai fait une pause de deux mois dans mes recherches. Quand j’ai repris, j’ai eu un sentiment de perte de sens, je n’arrivais plus à me plonger dans des choses si abstraites. J’ai désormais besoin de mettre mes connaissances au service d’une organisation qui lutte concrètement contre le réchauffement climatique. »
En s’intéressant à l’état émotionnel de ces jeunes, nous avons été surpris de voir qu’ils sont d’abord animés par la colère.
Les travaux de recherche se multiplient pour prendre le pouls d’une société de plus en plus confrontée aux catastrophes climatiques. La Fondation Jean-Jaurès s’est plongée « dans la tête des éco-anxieux (3) », pour mettre des mots sur les conséquences de ces événements sur la vie des jeunes Français (entre 18 et 30 ans).
« En s’intéressant à l’état émotionnel de ces jeunes, nous avons été surpris de voir qu’ils sont d’abord animés par la colère, explique Théo Verdier, coauteur de l’étude. Cette colère froide, latente, connaît des moments d’acmé, celui de la déception de la Convention citoyenne pour le climat est souvent cité en exemple. »
Cette colère pousse à différents degrés d’action, exposés en trois modèles. D’un côté, certains éco-anxieux agissent de manière « transversale » en combinant leur lutte -écologiste à des mobilisations pour d’autres causes, comme le féminisme ou l’antiracisme. Au contraire, d’autres ont une approche « holistique » en s’engageant dans un combat écologiste sur le plan personnel, professionnel et politique.
Enfin, selon Théo Verdier, « environ un tiers de notre panel se trouve dans une forme d’engagement obsessionnel. Pour lutter contre la culpabilité, ils s’hyper-responsabilisent, en cherchant à compenser l’inaction de ceux qui sont au pouvoir. Dans notre étude, on reprend par exemple le témoignage d’une jeune femme qui recycle les poils de son chat pour en faire des coussins ».
Inégaux face à l’angoisse
Dans un ouvrage intitulé Des Européens éco-anxieux ? Le changement climatique à l’épreuve du quotidien, publié en mai, la Fondation Jean-Jaurès propose une autre analyse de l’éco-anxiété, cette fois-ci à l’échelle des pays de l’Union européenne. Théo Verdier en résume une partie des conclusions : « Au niveau européen, l’éco-anxiété n’est pas déterminée par un clivage générationnel, où les plus jeunes seraient les plus touchés, mais tient davantage au capital culturel et économique. »
Ainsi, 23 % des Européens ayant terminé leurs études après l’âge de 20 ans considèrent le changement climatique comme le problème mondial le plus sérieux. Tandis que 11 % de ceux qui ont interrompu leur scolarité avant 15 ans estiment que cette question est prioritaire.
Ce sont les populations les plus précaires qui ressentiront en premier les effets des catastrophes climatiques.
Les mêmes disparités se retrouvent en fonction du PIB des États européens. En Suède, à la sixième place des États de l’UE en termes de PIB par habitant, 43 % de la population voit le changement climatique comme le problème le plus sérieux aujourd’hui. Le chiffre tombe à 5 % en Bulgarie, dernier pays du classement.
« C’est la dichotomie entre fin du monde et fin du mois : il est plus facile de s’interroger sur l’état de la planète quand on n’a pas à gérer des problématiques plus urgentes », analyse Théo Verdier. Pourtant, ce sont les populations les plus précaires qui ressentiront en premier les effets des catastrophes climatiques.
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Ce paradoxe fait naître chez certains éco-anxieux en France le sentiment d’être privilégiés. « Des gens meurent d’inondations au Pakistan ou de pics de chaleur en Inde. Même en France, des familles ont subi la canicule entassées dans des appartements mal isolés. Pendant ce temps, nous, nous sommes anxieux… L’éco-anxiété résume bien ma situation de Française de classe moyenne, mais nous ne subissons pas tous le réchauffement climatique de la même façon », s’indigne Marine.
Éco-anxiété, terme problématique
Le terme d’éco-anxiété est aussi accusé de porter un regard uniquement occidental sur les effets des catastrophes climatiques. Pour Quoc Anh, militant écologiste et antiraciste, « l’éco-anxiété renvoie à une crainte des conséquences du réchauffement climatique dans le futur, alors que de nombreuses populations des pays du Sud en souffrent déjà aujourd’hui ».
Dans un billet de blog publié sur le Club de Mediapart, il appelle à « décentrer son regard occidental » pour ne pas courir le risque d’invisibiliser les populations des pays du Sud, touchées de plein fouet par un réchauffement climatique dont le modèle capitaliste occidental est le premier responsable.
L’éco-anxiété est un sentiment tout à fait légitime, mais il risque de psychologiser une réalité environnementale qui découle de rapports de domination.
« L’éco-anxiété est un sentiment tout à fait légitime, mais il risque de psychologiser une réalité environnementale qui découle de rapports de domination. Cette psychologisation individualise aussi les réponses que l’on donne à l’éco-anxiété, l’idée qu’un capitalisme vert, que la sobriété et les petits gestes vont nous sortir de la crise dans laquelle nous sommes », complète Quoc Anh.
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Mêmes réserves du côté du chercheur en écologie politique Antoine Dubiau, au sujet du terme d’éco-anxiété : « L’anxiété est un sentiment d’angoisse diffuse dont on n’a pas identifié la cause. Il faudrait la traiter sans s’interroger profondément sur ce qui la provoque. Pourtant, dès que l’on comprend la source de cette angoisse, elle se transforme en colère. »
Dans une société où vérité scientifique et émotions sont renvoyées dos à dos, les éco-anxieux, les éco-en colère et ceux que le ministre de l’Intérieur nomme désormais « écoterroristes » sont pourtant bien les plus rationnels.
(1) Au début des années 2000, le philosophe de l’environnement Glenn Albrecht invente ce terme après avoir recueilli les témoignages d’habitants de la Hunter Valley, en Australie, dont la santé mentale est impactée par le développement de mines à ciel ouvert qui détruisent leur lieu de vie.
(2) Dans son livre L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé,_ éd. Fayard, 2020.
(3) « Dans la tête des éco-anxieux. Une génération face au dérèglement climatique », octobre 2022. Étude téléchargeable en PDF sur jean-jaures.org