Écologie : « Il faut mettre en œuvre une sobriété systémique »
L’ingénieur Philippe Bihouix souligne les impasses du techno-solutionnisme et appelle à la « démobilité », par le réaménagement du territoire.
dans l’hebdo N° 1731 Acheter ce numéro
Nous vivons sur une planète aux ressources limitées. Pourtant, les promesses d’innovations miraculeuses pour affronter, voire résoudre, la crise climatique et écologique actuelle foisonnent dans les discours politiques et les projets d’entreprise. Philippe Bihouix, spécialiste des low-tech et de l’épuisement des ressources minières, analyse finement les limites de ces technologies dites « vertes » et expose les contours d’une société obligée d’emprunter le chemin de la sobriété énergétique.
La Ville stationnaire. Comment mettre fin à l’étalement urbain ? de Philippe Bihouix avec Sophie Jeantet et Clémence de Selva, éd. Actes Sud, 2022.
Pourquoi le techno-solutionnisme, aussi appelé techno-optimisme, est-il si présent aujourd’hui dans nos sociétés ?
Philippe Bihouix : Il est effectivement bien ancré, on peut en suivre les racines jusqu’au XVIIe siècle ! Dans La Nouvelle Atlantide, Francis Bacon « prophétise » le bonheur du genre humain par la -science appliquée dans tous les domaines : matériaux, chimie, agriculture, médecine, etc.
On rêve depuis longtemps de jouir de l’abondance matérielle, de faire travailler les machines à notre place, de repousser l’âge de la mort… Au XIXe siècle, le chimiste Marcellin Berthelot promet d’éradiquer la faim dans le monde grâce à la nourriture synthétique ; dans les années 1950, on pense que toutes les voitures vont devenir volantes grâce à l’énergie nucléaire gratuite et qu’on va aller s’installer sur la Lune…
Lire aussi > Il n’y a plus d’eau de pluie potable sur Terre
La confiance dans la technologie n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui – même si elle se mélange à des inquiétudes dystopiques, du fait des mésusages possibles des innovations. Reconnaissons que les progrès ont effectivement été époustouflants, si l’on met de côté les dégâts environnementaux, hélas.
Et puis, miser sur les technologies pour se sortir de l’ornière environnementale dans laquelle nous sommes fourrés, cela arrange au fond tout le monde : pas de remise en cause du « niveau de vie » et de la sainte croissance – qui sera donc verte, décarbonée, propre, durable, voire « réparatrice » –, ni des opportunités de business potentiellement bien subventionné sur des créneaux en devenir, comme l’hydrogène en ce moment.
Pourquoi ne pourrait-on pas compter sur le progrès technologique cette fois-ci ?
Il ne faut pas nier qu’il y a et aura encore des innovations, pour certaines intéressantes. Mais on a toujours tendance à être trop optimiste, soit dans notre capacité de mise au point – comme pour les annonces anciennes sur la fusion nucléaire, ou récentes sur les voitures autonomes et l’hyperloop [train ultra-rapide, projet imaginé par Elon Musk], à propos desquelles tout le monde commence à déchanter après s’être extasié et avoir investi quelques milliards –, soit dans notre capacité technico-économique à déployer de nouveaux systèmes ou procédés industriels.
Lire aussi > Éco-anxiété : tempête dans les têtes
On a pris la mauvaise habitude de croire qu’on peut tout modifier en l’espace d’une ou deux décennies, passer du laboratoire à l’échelle mondiale, comme on l’a fait avec Internet et la téléphonie mobile. Mais c’est une autre paire de manches pour les systèmes énergétiques et logistiques, les grandes infrastructures, les usines…
Et il y a ce satané effet rebond qui nous poursuit depuis au moins deux siècles. L’innovation permet de réduire l’énergie et les matières premières nécessaires à la production des biens et services.
Mais cette efficacité technique se traduit par une baisse des coûts et donc par un développement de la consommation globale : les voitures sont mieux motorisées, mais plus puissantes et plus lourdes, les turbo-réacteurs sont moins gourmands, mais on voyage plus en avion, les data centers deviennent plus économes, mais on double la quantité de données numériques stockées tous les deux ans… La facture environnementale continue à augmenter.
Vous pointez aussi un problème sérieux sur le plan des ressources métalliques.
Là aussi, on a su repousser les limites. Avec le temps, on exploite des minerais plus -pauvres, enfouis plus profondément, dans des lieux moins accessibles, et les « réserves », c’est-à-dire la partie des ressources qu’on a identifiées, qu’on peut extraire à prix et à technologie actuels, n’ont jamais été aussi élevées. Mais, pour exploiter des minerais plus pauvres, il faut remuer plus de roches et consommer plus d’énergie, qui est surtout fossile (sans doute encore pour un certain temps). Grâce à l’amélioration des procédés d’extraction, ce sera un vrai souci à long terme.
La transition énergétique fondée sur les énergies renouvelables et l’électrification des transports individuels va réclamer d’extraire une quantité inédite de métaux.
La production minière dépend de la forte disponibilité en énergies fossiles. À l’inverse, convertir, stocker, utiliser l’énergie sous toutes ses formes nécessite des métaux. La transition énergétique fondée sur les énergies renouvelables et l’électrification des transports individuels va réclamer d’en extraire une quantité inédite, grands métaux « industriels » (cuivre, nickel, zinc…) ou « petits » métaux de spécialité (cobalt, lithium, platine…).
Bien sûr, les cornucopiens – de cornu copiae, la corne d’abondance, ceux qui croient en l’abondance par le progrès – convoqueront les futures mines sous-marines ou de lointains -astéroïdes. L’exploitation offshore est peut-être envisageable, mais ce serait ravageur pour les fonds marins ; et pour les astéroïdes, je pense que la question énergétique rend cette « solution » bien improbable.
Où en sommes-nous de l’état des ressources minières disponibles sur terre et quand atteindrons-nous le pic ?
Toute ressource non renouvelable, c’est-à-dire pour laquelle on exploite un « stock », même très grand, finira par passer un pic de production, c’est une règle physique – et même mathématique – inéluctable ; il est probable que le « pic de tout » suive les pics des énergies fossiles. Quand ? Cela dépendra de la vitesse d’extraction, des taux de recyclage… et des innovations technologiques !
Entre-temps, des tensions pourront survenir, en particulier pour des métaux dont les usages les rendent très difficiles à recycler, dont la croissance de la demande sera forte (exemple des batteries automobiles), qui seront difficilement substituables (cuivre pour les applications électriques, étain pour les soudures, tungstène pour les outils de forage…).
Que penser du développement des énergies renouvelables gourmandes en minerais ?
Les énergies renouvelables ne sont pas « parfaites » : performantes sur le critère des émissions de CO2, elles réclament, du fait de leur variabilité et de leur caractère décentralisé, plus de matières. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les déployer.
Mais croire qu’on pourra en déployer assez, à l’échelle mondiale, pour atteindre la neutralité carbone tout en conservant les mêmes niveaux de mobilité, de consommation de biens et de services, de « confort » qu’aujourd’hui (sans parler du développement des pays émergents) relève d’une douce utopie.
Lire aussi > Une planète qui bascule
Il faut travailler du côté de la demande en même temps qu’on fait évoluer l’offre d’énergie vers beaucoup plus de renouvelable. Pour prendre une image un peu caricaturale, je n’ai pas très envie de déployer des éoliennes en mer pour alimenter, en 2050, une usine de fabrication d’aluminium destiné à des capsules de café ou des canettes de soda…
Comment la civilisation peut-elle devenir « techniquement soutenable » ?
La sobriété en covoiturant plus et en baissant le chauffage et la climatisation est une toute petite étape. Il faudra mettre en œuvre une sobriété bien plus profonde, plus « systémique ». Dans le domaine de la mobilité, il faut passer le plus rapidement possible à de plus petites voitures, électriques, qui nécessiteront dix à quinze fois moins de batteries que les chars d’assaut actuels ! Parallèlement, il nous faut repenser profondément l’aménagement du territoire : les métropoles ne doivent plus grandir, mais essaimer, au profit des sous–préfectures, des bourgs, des villages…
Dans le domaine technique, il faut passer à un véritable âge de la maintenance : faire durer, entretenir, réparer, transformer…
Une redistribution progressive des populations, des emplois publics et privés, des services permettrait de réinvestir les nombreux logements vacants ou sous-occupés, de mettre en œuvre une certaine « démobilité », en diminuant les besoins de déplacements quotidiens tout en offrant des rythmes de vie plus apaisés, et probablement une plus grande résilience face aux incertitudes à venir.
Lire aussi > « Emmanuel Macron intoxique le débat climatique »
Dans le domaine technique, il faut passer à un véritable « âge de la maintenance » : faire durer, entretenir, réparer, transformer, réutiliser tout ce qui nous entoure, des simples outils aux infrastructures en passant par les machines, les équipements, les véhicules, les bâtiments, en les considérant comme un patrimoine, un stock de ressources précieux.
Une révolution culturelle est-elle vitale ?
Il semble à peu près évident qu’on ne pourra pas se reposer seulement sur les comportements individuels ou la main invisible du marché. La puissance publique, à toutes les échelles, devra jouer son rôle : évolutions réglementaires et normatives, fiscalité adaptée, prescriptions dans les achats publics, exemplarité, capacité d’entraînement…
Les référentiels culturels devront aussi évoluer – ce n’est peut-être pas le plus compliqué, car l’être humain est très adaptable. Par exemple, il faudra sortir du « plus de technologie = mieux », faire preuve de « techno-discernement » : oui au robot chirurgien, mais pourquoi numériser l’école à tout prix, alors qu’aucune preuve de son efficacité pédagogique n’a été faite ?