Foot et COP 27 : drôle de télescopage
La contradiction entre la Coupe du monde et les objectifs de la COP 27 saute aux yeux. Au moment où il est question de combattre les énergies fossiles, le monde se place, comme jamais, sous l’influence des pays qui les produisent.
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C’est un peu plus qu’une anecdote. Nous sommes en 1986. Patrick Le Lay, l’homme qui professait de vendre du « temps de cerveau disponible à Coca-Cola », accompagne son patron, Francis Bouygues, alors PDG de TF1, à un rendez-vous avec le président de la Ligue nationale de football (LNF). TF1, fraîchement privatisée, veut « à tout prix » récupérer les droits de retransmission des matchs internationaux que lui dispute la Cinq de Silvio Berlusconi.
Le Lay raconte qu’il se tasse dans son fauteuil quand il voit Bouygues apposer sa signature sur un chèque qu’il tend à son hôte : « Tenez, mettez le chiffre que vous voulez. » L’histoire ne dit pas le nombre de zéros alignés par le président de la LNF. Qu’importe ! On était ici dans la théâtralisation. Mais la mondialisation financière, elle, était bien réelle.
Ce jour-là, Bouygues a raflé tous les matchs de l’équipe de France. Et les finales des Coupes du monde de 1998 et de 2006 restent pour la chaîne les meilleures audiences de l’histoire. Grâce au foot, ses successeurs ont vendu beaucoup de sodas américains à des millions de cerveaux disponibles. Les droits de télévision ont fait exploser les budgets des grands clubs jadis financés par le public présent dans les stades.
Mais ce n’était qu’un début. Le coup de bluff de Francis Bouygues ne venait pas par hasard. Nous étions dans les années Thatcher-Reagan – et Mitterrand, hélas. La mondialisation s’emparait férocement des médias et du plus populaire des sports.
Le petit émirat achète de l’influence, et de la diversification. Ceux qui l’ont sollicité ne peuvent plus rien lui refuser.
Bientôt la pub n’a plus suffi. Pour acheter les meilleurs joueurs, dont les salaires rendraient aujourd’hui jaloux les patrons du CAC 40 (on parle de 6 millions d’euros brut par mois pour Mbappé…), il a fallu aller chercher ailleurs. On connaît la suite. Les grands clubs se sont vendus aux plus offrants. Le temps est venu des oligarques russes, amis de Poutine, et des pétromonarchies.
Longtemps instrumentalisé par les dictateurs,de Mussolini en 1934 à l’Argentin Videla en 1978, le football entrait de plain-pied dans la sphère financière. Les deux n’étant d’ailleurs pas incompatibles. Le reste s’enchaîne : la corruption, les clubs de supporters chauffés à blanc, la violence…
Pauvre football ! Aujourd’hui, les grands clubs européens sont des entreprises financières dont certaines sont cotées en Bourse. Ceux-là font une razzia sur les meilleurs joueurs de la planète. On appelle ça le « mercato ».
Et voilà que des gamins de banlieue, fils de pauvres, soudain au volant de Lamborghini ou de Ferrari rutilantes (ils commencent tous par là !), font des envieux. C’est la sordide affaire Pogba, quand une jeune gloire de l’équipe de France est séquestrée et braquée par d’anciens potes des cités qui ne le trouvent pas assez partageux.
Mais les effets de cette métamorphose du football vont bien au-delà du monde du ballon rond. Le carnet de chèques de l’émir du Qatar paraît inépuisable. Les présidents des grands clubs ne sont pas les seuls à tendre une sébile à double fond. Les politiques, nombreux, font eux aussi antichambre à l’ambassade qatarie.
Lire notre dossier > Coupe du monde : le Qatar a déjà perdu
En échange, le petit émirat achète de l’influence, et de la diversification. Ceux qui l’ont sollicité ne peuvent plus rien lui refuser. Nous savons aujourd’hui que l’attribution de la Coupe du monde au Qatar s’est décidée au cours d’un repas de novembre 2010 dans l’Élysée de Nicolas Sarkozy.
On y a troqué quelques voix décisives contre des investissements massifs, dont l’achat du PSG, et d’autres menues contreparties. Il va sans dire que ces marchés se font au mépris de tous les principes, humains et environnementaux.
Or, voilà qu’en 2022 le calendrier joue un drôle de tour aux corrupteurs et aux corrompus. Deux événements planétaires se sont télescopés. Au moment où la COP 27 échouait, une fois encore, à limiter la production d’énergies fossiles, le Qatar donnait le coup d’envoi de sa Coupe du monde.
Le fiasco moral du Qatar marque-t-il la fin d’une époque sans principes ? On peut en douter. La prochaine conférence sur le climat se tiendra dans un an… à Dubaï.
L’un des premiers producteurs d’énergie fossile vivait ce qui devait être son jour de gloire, devenu jour de honte. On ne rappellera pas ici le nombre de vies humaines sacrifiées à la construction de stades éphémères, ni l’aberration de bouches géantes crachant de l’air froid dans les rues de Doha, ni les invités regagnant chaque soir leur hôtel en avion au Bahreïn.
On ne rappellera pas l’homophobie officielle de l’émirat, ni son aversion pour les droits humains. Tout cela claque aujourd’hui à la face du monde. Et c’est tant mieux. On peut y mesurer le chemin parcouru par les consciences depuis l’attribution de ce Mondial à l’émirat, en 2010.
La contradiction entre cette Coupe du monde et les objectifs de la COP 27 saute aux yeux. Au moment où il est question de combattre les énergies fossiles, le monde se place, comme jamais, sous l’influence des pays qui les produisent. Faut-il s’étonner dans ces conditions que les mots « gaz » et « pétrole » ne figurent même pas dans la déclaration finale publiée le 20 novembre à l’issue de la conférence de Charm el-Cheikh ?
Il y a là comme une cohérence tragique. Le fiasco moral du Qatar marque-t-il la fin d’une époque sans principes ? On peut en douter. La prochaine conférence sur le climat se tiendra dans un an… à Dubaï. Haut lieu du tourisme de luxe et propriétaire d’archipels artificiels créés sur des milliers de tonnes de sable importées. Cherchez l’erreur.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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