« Guerre » de Marion Jdanoff : le livre qui n’aurait jamais dû exister
Un dessin à brûler chaque jour, pour la guérison de son amie atteinte d’un cancer : de ce combat est né ce recueil, sélection Angoulême 2020 et aujourd’hui réédité.
dans l’hebdo N° 1732 Acheter ce numéro
G uerre n’aurait jamais dû exister. Chacun de ces dessins devait être détruit. « Sacrifice par le feu. Bim. J’appelle ça guerre », écrit Marion Jdanoff dans la préface. Un par jour. Le temps qu’il faudrait pour vaincre le cancer de Pauline qui, après avoir été expulsé de son sein, s’attaquait au cerveau. Une mini-flambée, quelque part entre magie et amitié, proposée par Marion pour rester aux côtés de Pauline.
Guerre, Marion Jdanoff, Super Loto Éditions et Grante Ègle, 640 p., 33 euros.
Marion dessinait des paquets de feuilles A5 par vagues, les empilait et les envoyait à Pauline chaque fois qu’un mois était écoulé. Trente ou trente et un dessins, au crayon, au feutre, à l’encre, avec des chiennes et des aurochs, des guerriers et des dieux, des corps en équilibre sur des objets vacillants ou l’inverse, des rages terribles et des jardins amis.
« Ça a raté. Tout est allé de travers. Elle n’a rien brûlé du tout. Elle s’en est même fait tatouer un. Têtue et indisciplinée », écrit Marion dans la préface, fière, on le sent, de cette amie qui n’en fait qu’à sa tête. Sa tête château fort, sa tête pierre, volcan, flamme, cotylédon. Qui ne guérit pas. Qui ne guérira pas. Un chemin inédit se dessine, terrifiant d’abord, forcément terrifiant : même crayonnée telle un éléphant en cage, la mort reste la mort.
Commencé en novembre, l’échange entre Pauline et Marion prend un tour nouveau en juin. Il ne s’agit plus de combattre la maladie, mais d’accepter la défaite, puis de construire la paix, comme on construit une cabane. Comme on construit ensemble, là et au-delà. Guerre sera cette cabane.
Imaginez-la. Trois cents dessins (un peu plus certainement, le compte n’est pas rond). Soit dix mois. À tenir bon et à regarder droit. Hors de question de plomber Pauline, ni de la laisser tomber quand c’est trop raide. Encore moins de fanfaronner. Aux oubliettes, les superhéros et les sauveteurs, la compassion et le drame.Guerre convoque un sacré bestiaire, ambigu et clairement polythéiste. Loups et louves, chauves-souris en discothèque, lions ivres de textos, oiseaux qui s’envolent, serpents qui s’enroulent, tigres en tout genre. Des animaux dieux, monture, menace, masque ou deuxième peau. Des êtres hybrides, silhouettes humaines ou animales, les deux parfois.
Début juin, à la bascule, Marion écrit : « Ma chère Pauline. […] Je rassemble un cortège. […] Heureusement que la lande est vaste : j’ai un peu déconné. À force de gardiens, on ne peut bientôt plus se mouvoir. » À ce cortège animé se joint un vocabulaire aux objets récurrents (épée, tapis, guéridon…) et au paysage maladie (forteresse, volcan, rocher, montagne…).
Quotidien mythologique
Avec Guerre, nous entrons dans un quotidien mythologique, là où se nouent le très concret de la maladie – coupe cérébrale, lymphe, déambulateur et fauteuil roulant – et son rôle de passeuse, parfois, de vie à trépas. Quand Marion met en scène le face-à-face entre Pauline et elle – elle, corps sans tête près duquel flottent des dessins empilés ; Pauline, corps à l’avant-bras tatoué d’un dessin de Marion ; elles deux, unies par le feu –, elle légende : « Hiératique. Adj. 3. D’une majesté, d’une raideur solennelle. Du grec hieratikos : qui concerne les choses sacrées. » Voilà.
Ne nous leurrons pas : le déambulateur sapin est sacré, tout comme le sont les serpents intraveineuses, la danse gamma, la contemplation Yogi Tea. Chaque dessin est un souffle vital. Ce n’est pas rien. Et aussi : intense, farfelu, bouleversant, libre, drôle. Vraiment libre, vraiment drôle. Et tout le monde souffle.Guerre n’est pas un livre, donc. Et ce n’est pas une formule. Guerre, paru une première fois en 2020 et dans une nouvelle édition aujourd’hui, est cette cabane qui dit le chemin parcouru par deux amies. Peu à peu, monstres et guerrières laissent place aux plantes et au temps. Le trait se pose et verdit, rosit, bleuit, s’apaise. Et reste pourtant le même, synthétique et libre, maladroit et qui s’en fout, s’en moque, comme un enfant qui peut tout dessiner.