« Le Train de Proust » : destination méconnue
Bertrand Leclair révèle en quoi la Recherche est un récit initiatique et où elle emmène son lecteur.
dans l’hebdo N° 1731 Acheter ce numéro
À l’occasion de la commémoration du centenaire de la mort de Marcel Proust, il est possible d’éviter de se conduire en touriste littéraire. De se focaliser sur l’auteur, sa personnalité, son cadre de vie et ses amis, aux dépens de l’œuvre. De ne voir dans À la recherche du temps perdu qu’un chef-d’œuvre clos sur lui-même, une cathédrale de langue morte, un roman admirable mais réifié et pétrifiant.
Le Train de Proust, Bertrand Leclair, Pauvert, 318 pages, 20 euros.
En lisant le livre passionnant de Bertrand Leclair, par exemple. Son titre, choisi pour moult raisons développées par l’auteur, induit du mouvement. Si Bertrand Leclair est lui-même écrivain et critique, son Train de Proust est avant tout celui d’un lecteur.
Lecteur transporté, pénétré, dont les différentes lectures de la Recherche – sept en tout, pour le moment – constituent la base de la réflexion, bien davantage que les études des « proustiens ». Non qu’il récuse leur savoir. Mais il leur préfère la connaissance, celle qui vient de l’expérience de la lecture, pas forcément candide, mais où l’intuition est primordiale.
Il faut d’ailleurs une part d’inconscience pour se lancer, après tant de livres publiés à son propos, dans une telle entreprise cherchant à mettre au jour ce qu’a à nous dire aujourd’hui la Recherche. Cette part d’inconscience de l’auteur relève d’une urgence à révéler que le « train de Proust » ne tourne pas en rond : il a une destination. À rebours de ce qu’en font trop de « lettrés », comme l’est Charles Swann dans le roman, qui cultivent une vaine idolâtrie envers l’œuvre.
Bien que la littérature n’ait d’objectif ou d’utilité prédéterminés, « la fréquentation des œuvres d’art et plus particulièrement la lecture n’est pas une fin en soi », écrit Leclair. Puis, citant Proust (dans ses notes de traducteur de Sésame et les Lys, de Ruskin) : « C’est donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une initiation d’en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle ; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. » Vie spirituelle, précisons-le, délivrée d’un quelconque dieu.
La démonstration avance au rythme d’un voyage à la fois personnel et scrupuleux.
Tout est dit, ou presque. Parce qu’il faut tout de même 300 pages à Bertrand Leclair pour montrer en quoi la Recherche est un récit initiatique. Sa démonstration avance au rythme d’un voyage à la fois personnel et scrupuleux.
L’auteur fait feu de tout bois, rapprochant des passages séparés de plusieurs centaines de pages parce qu’ils s’éclairent l’un l’autre, se livrant ici à une analyse grammaticale, là recourant aux écrivains (et non aux spécialistes) les plus pertinents sur Proust : Beckett, Deleuze, Klossowski, notamment. Surtout, il s’arrête sur tous les nœuds déterminants du réseau ferroviaire proustien (filons la métaphore, puisque Bertrand Leclair le fait à l’envi), c’est-à-dire sur les notions essentielles.
Primauté de l’instinct
C’est, par exemple, la primauté de l’instinct, en matière de création, sur l’intelligence, bien que celle-ci ait un rôle important : « En réalité, il faut un suprême effort de l’intelligence pour libérer de l’espace à l’instinct forclos en nous : c’est très exactement cet effort qui a été décrit au présent de l’indicatif dans la scène de la madeleine », écrit Leclair, qui récuse donc la vision d’un Proust anti-intellectualiste.
Ce sont des développements sur « la première impression, qui n’est pas loin, selon Proust, d’être la seule réelle », sur la dilatation du temps pour saisir avec la plus grande précision telle vision ou sensation fugace, et, bien entendu, sur cette « vérité » qui est au fondement du projet de la Recherche, comme son auteur l’écrivait dans une lettre célèbre à Jacques Rivière.
Or, explique Bertrand Leclair, « le rapport à la vérité prend tout son sens dans une quête initiatique qui tendrait à une forme de sagesse très particulière d’être purement artistique. Cette sagesse, le narrateur ne l’atteint pas, pour le coup, mais il est vrai qu’à la fin il ne fait que commencer à écrire […]. C’est la dimension que je dis spirituelle de la Recherche, qui fondamentalement est celle qui m’importe et me motive toujours à y retourner, ne saurais-je précisément définir ce que je prétends y chercher : l’élan d’une mise en branle, en chemin, sans doute, un horizon, une perspective, l’ouverture retrouvée du souffle vital ».
Oui, montez dans Le Train de Proust : il vous emportera !