LVMH : Paris sous emprise
Boutiques, partenariats, mécénat : face à des pouvoirs publics dépendants de ses milliards, l’empire de Bernard Arnault semble sans limites dans la capitale.
dans l’hebdo N° 1734 Acheter ce numéro
Une fois de plus, le 4 octobre dernier, la multinationale LVMH a pris possession du Louvre. Depuis 2017, le groupe de luxe aime y organiser les défilés de mode de son joyau, Louis Vuitton. Tout un symbole. Bernard Arnault, PDG du groupe et troisième fortune mondiale, est à Paris un souverain à qui l’on ne refuse rien.
De l’Arc de triomphe jusqu’à l’Hôtel de ville en passant par cette cour carrée que la firme a l’habitude de privatiser, le milliardaire est chez lui. L’homme concentre son pouvoir sur cet axe stratégique, idéal d’une capitale carte postale pour touristes privilégiés. Avec ses 170 boutiques, des distributeurs comme Sephora, Le Bon Marché, La Samaritaine ou La Grande Épicerie, mais aussi des médias tels que Radio classique, Le Parisien et Les Échos, LVMH occupe plus de 350 000 mètres carrés dans la capitale – l’équivalent de 70 terrains de foot.
LVMH a une stratégie offensive tous azimuts. Face aux intérêts privés, on est obligés de faire des concessions.
À cela il faut ajouter de nouvelles « dépendances » acquises cet été : trois immeubles dont la valeur totale dépasse les 900 millions d’euros. « LVMH a une stratégie offensive tous azimuts. Face aux intérêts privés, on est obligés de faire des concessions », admet un adjoint d’Anne Hidalgo. Résignation dans l’entourage de la maire : à force de lui dérouler le tapis rouge partout où se posent ses souliers siglés Berluti, est-il devenu impossible de dire non au plus riche des Français ?
Pourtant, l’industriel ne force pas la porte du patrimoine parisien : il profite de ce que la puissance publique la laisse entrouverte. Jusqu’à inscrire LVMH dans l’ADN de la ville. Dernier exemple en date : Polytechnique. Alors que Total a dû renoncer, en janvier, à son projet d’implantation à proximité de l’école, sur le plateau de Saclay, LVMH, avec son polytechnicien en chef, Bernard Arnault, a voulu tenter sa chance. Grâce à un vote favorable des administrateurs de l’école, le 8 novembre, son centre de recherches dédié au « luxe durable et digital » (sic) pourra s’installer près de l’institution.
La Boîte à claque, tout un symbole
Le projet prévoit d’investir 2 millions d’euros par an pour des partenariats et d’accueillir 300 chercheurs. Un détournement du savoir au service des intérêts privés ? Pour le conseil d’administration de Polytechnique, difficile de refuser. La firme aux 12 milliards de bénéfice net en 2021 a offert un cadeau de taille à l’école d’ingénieurs : la transformation de la « Boîte à claque », l’ancien bâtiment de l’école niché sur la montagne Sainte-Geneviève, dans le cinquième arrondissement de la capitale.
Montant du présent : 40 millions d’euros. Opposée à ce chantier, Anne Biraben, membre LR du Conseil de Paris, s’interroge : « Jusqu’où va la puissance de l’argent ? » Contactée, la firme répond que « les deux projets sont strictement indépendants ». Pourtant, entre Saclay et le Quartier latin, navigue un personnage clé : Jean-Baptiste Voisin. Il est le secrétaire général de l’association des anciens élèves de Polytechnique, l’AX, mais aussi le directeur de la stratégie de LVMH.
Il a fait ses classes chez McKinsey, lorsque l’actuel président du conseil d’administration de Polytechnique en était le directeur France, au début des années 2000. « On vend Paris à la découpe », peste Anne Biraben devant ce mélange des genres. « Cet amphithéâtre pourrait accueillir des invités de renom en plein Paris, au bénéfice exclusif de l’école », défend-on chez LVMH.
Pas de quoi rassurer les écologistes, qui mènent une vraie fronde avec la droite au Conseil de Paris. Car le projet imaginé par l’entreprise ne fait pas dans la sobriété. Annoncée comme un prestigieux « centre de conférences international », la Boîte à claque proposera un nouvel amphithéâtre de 500 places, surmonté d’une verrière et d’un nouveau jardin. Moyennant la destruction de ce que LVMH décrit comme « un lopin de terre avec des gravillons et des branches qui traînent partout ». En réalité, il s’agit d’un espace vert protégé. Or un tel projet exige la modification du plan local d’urbanisme et doit passer par le vote du Conseil de Paris. Quel fut le résultat du scrutin ? Aucun : le vote n’a jamais eu lieu.
La secrétaire générale de la ville, à l’époque Aurélie Robineau-Israël, a estimé que les débats de l’hémicycle parisien ne pourraient se tenir dans les délais légaux. Le dossier a donc été transmis au préfet de Paris d’alors, Michel Cadot, qui a modifié le plan local d’urbanisme (PLU) par arrêté le 2 juillet 2019. L’exécutif parisien a-t-il fait le choix de protéger LVMH d’un potentiel vote défavorable ?
Contactées, ni l’équipe de la maire ni celle de son premier adjoint, Emmanuel Grégoire – en charge de l’urbanisme, de l’architecture, du Grand Paris, des relations avec les arrondissements et de la transformation des politiques publiques –, n’ont répondu à nos sollicitations. « C’est un déni de démocratie », estime l’écologiste Émile Meunier, qui a réussi, le 13 octobre dernier, à faire adopter un vœu (non contraignant) réclamant un audit juridique et l’arrêt des travaux.
L’élu a constaté que le permis de construire, transféré par Polytechnique à LVMH, a été accepté grâce à une procédure dérogatoire dont seuls l’État ou les collectivités publiques peuvent bénéficier. Un point « pour le moins juridiquement surprenant », selon le groupe écologiste.
Connexions politiques
LVMH attaque le foncier parisien par tous les moyens, notamment grâce à ses connexions politiques.
Utiliser tous les leviers possibles pour parvenir à ses fins : une stratégie habituelle pour les grands groupes. « Mais LVMH va plus loin, constate un adjoint de premier plan. Il attaque le foncier parisien par tous les moyens, notamment grâce à ses connexions politiques. » Un réseau qui permet de passer par-dessus les voix réfractaires. C’est déjà ce qui s’était passé, le 15 février 2011, pour le projet pharaonique de Bernard Arnault dans son Jardin d’acclimatation : la Fondation Vuitton.
Trois semaines plus tôt, la Coordination pour la sauvegarde du bois de Boulogne était parvenue à faire annuler le permis de construire de ce navire de béton et de verre en plein cœur du site classé. Peine perdue pour les habitants du cossu seizième arrondissement, pourtant déterminés. Lors du vote de la loi sur le livre numérique, une proposition d’amendement déboule, qui n’a rien à voir avec le sujet.
Ce « cavalier législatif » proposé par le ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand, vise à autoriser la modification du PLU. Et à permettre la construction de la fondation dessinée par l’architecte Frank Gehry. Le texte est adopté grâce au soutien notable de deux députés : Marcel Rogemont (PS) et Hervé Gaymard (UMP). Retour d’ascenseur ou heureux hasard : cinq ans plus tard, la compagne de ce dernier, ancienne présidente de General Electric France, Clara Gaymard, devient administratrice chez LVMH, en tant que présidente du comité d’audit et de la performance.
Ce n’est pas la municipalité PS de l’époque, dirigée par Bertrand Delanoë, qui allait freiner les rêves du leader du luxe français. Son propre adjoint à la culture, Christophe Girard, était aussi directeur mode de LVMH. Une double casquette portée pendant une décennie, de 2001 à 2012. « C’est l’alliance du grand capital et des pouvoirs publics », grince François Douady, président de la coordination qui s’était battue contre le projet. Les portes de la fondation s’ouvrent finalement le 20 octobre 2014. Lors de l’inauguration, aux côtés d’Anne Hidalgo, nouvellement élue, le président François Hollande s’emballe, lyrique : « Est-ce un nuage ? Une chrysalide ? […] Un vaisseau à voile ? »
Définition de ce néologisme : l’art au service de la marque. Bernard Arnault pour LVMH, François Pinault pour Kering : à Paris, les magnats du luxe raffolent de cette technique de marketing. Mais derrière le coup de com’ culturel, l’enjeu reste le même : faire consommer.
Extrait de Bernard Arnault, l’art de payer moins d’impôts, « Pièces à conviction », France 3, 2018.
« Un tiroir-caisse ? », aurait pu ajouter le chef de l’État. En effet, la loi Aillagon sur le mécénat et les fondations a permis au groupe de se faire rembourser 610 millions d’euros par l’État sur le budget total de la construction, estimé à 800 millions d’euros. Sous l’apparence d’un geste désintéressé à forte valeur symbolique – la création d’un lieu culturel –, l’opération financière permet la « transformation de ses intérêts privés en intérêt général », constate la chercheuse Monique Pinçon-Charlot (1). Pour sa défense, LVMH s’empresse de rappeler sa participation aux dépenses de la nation : « On paie entre 1,2 et 2 milliard d’euros d’impôts sur les sociétés, rien qu’en France. »
Aubaine budgétaire
Drapé de la gloire du bienfaiteur, Bernard Arnault continue son Monopoly. Case suivante : le Musée des arts et traditions populaires, situé à proximité de sa fondation. « Encore une fois, c’est surtout pour rendre les choses plus belles », se défend-on au sein du groupe. Vidé de ses collections depuis 2005, le bâtiment, propriété de la ville, était à l’abandon. Le spectre d’un désamiantage onéreux (près de 80 millions d’euros, selon la Cour des comptes) pèse sur la mairie de Paris.
Mais, en 2017, Arnault propose de transformer le bâtiment pour y fonder sa « Maison LVMH / Arts – Talents – Patrimoine ». Fine commerçante, la mairie demande seulement 150 000 euros de redevance par an, pendant cinquante ans. À l’heure des restrictions budgétaires, les collectivités publiques sont bien en peine de refuser de tels investissements.
Paris ne fait pas exception, le ministre des Transports, Clément Beaune, n’excluant pas de mettre la ville « sous tutelle » à cause de sa dette de près de 7,7 milliards d’euros, même si le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, assure que « ça n’est pas d’actualité ». « Une aubaine », confirmait un soutien UDI de l’époque à propos du musée. Pour la Boîte à claque, la maire du cinquième arrondissement, Florence Berthout, a eu la même réaction. Au cours d’un conseil de quartier, le 4 octobre 2018, elle s’enflamme : « Cela ne nous coûtera pas un euro. C’est assez extraordinaire. »
Devant les sourires béats des décideurs, le milliardaire continue d’agrandir sa palette d’actifs. Toujours dans des endroits prestigieux, marquant encore un peu plus son empreinte dans l’imaginaire de la capitale. En 2021, c’est la Samaritaine, boutique historique de la rue de Rivoli obtenue au début des années 2000, qui a enfin ouvert ses portes après quinze ans de rénovation. Un chantier estimé à 750 millions d’euros, pour lequel LVMH a réussi à surmonter les obstacles dressés par les associations locales.
Projet intitulé « Réenchanter les Champs-Élysées ».
Sur les Champs-Élysées aussi, le rayonnement de Paris se confond avec celui de LVMH. Avec la présence de neuf marques, le groupe fait figure d’autorité sur cette artère, surveillée de près par le puissant Comité Champs-Élysées. Cette association de commerçants a pour président Marc-Antoine Jamet, secrétaire général de la multinationale. Du lobbying, encore. Assumé, cette fois-ci, puisque le comité a même cofinancé l’aménagement de l’avenue (2) et l’assure dans sa présentation : « [Notre] place est d’être l’aiguillon des décideurs. »
Percutante image. Au sens propre, l’aiguillon est la perche pointue qui sert à piquer les bêtes de trait pour les faire avancer. Les pouvoirs publics, un troupeau à diriger droit vers le compte en banque des plus riches ? Dernier coup de force de LVMH : s’imposer comme l’ultime sponsor premium des Jeux olympiques de 2024, portés à bout de bras par Paris. Les négociations sont en cours avec le comité d’organisation. La médaille d’or de la meilleure exposition publicitaire pourrait bien s’ajouter aux collections du joaillier.
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