Murmuziek : des voix qui brisent les barreaux

Collaboration entre des artistes et des détenus, le projet Murmuziek se dévoile sous la forme d’un album imparable orienté vers un rap en liberté.

Jérôme Provençal  • 9 novembre 2022 abonné·es
Murmuziek : des voix qui brisent les barreaux
© Le collectif a donné vie à onze morceaux conjuguant truculence et véhémence. (Photo : Brune Compos.)

Proposer à des prisonniers des moments d’évasion propices à la création, les amener à trouver des formes d’expression durant leur période de détention, faire advenir leur(s) parole(s) et les mettre en musique : tel est le postulat sur lequel s’est fondé Murmuziek.

Murmuziek, Murmuziek (GNiGNiGNiGNiGNi), murmuziek.bandcamp.com

Conduit à Bruxelles entre janvier 2018 et septembre dernier, avec des détenus de la prison de Forest, ce projet socio-artistique casse-murailles a été mis en place par le centre culturel Jacques-Franck – qui se trouve dans le quartier de Saint-Gilles, non loin de la prison – en collaboration avec le Service laïque d’aide aux justiciables et aux victimes.

«L’une de nos missions consiste à apporter de la culture à des -populations qui n’y ont pas facilement accès, explique Barbara Decloux, l’une des responsables du centre Jacques-Franck, en charge de Murmuziek. Nous avons réussi à monter l’opération après de -longues négociations avec l’administration pénitentiaire, le premier contact datant de 2015. Vincent Spronck, qui était alors le directeur de la prison de Forest, s’est avéré être un soutien décisif. Il nous a littéralement ouvert les portes en nous laissant une grande marge de manœuvre. »

Briser le carcan

Une fois les verrous levés, le projet a pu se concrétiser via des ateliers – deux heures par semaine – menés dans la prison au long de sessions de plusieurs mois. Chacune a impliqué un groupe différent d’une vingtaine de détenus (condamnés à des peines plutôt courtes), avec un noyau dur régulier de quatre ou cinq, les autres participant par intermittence.

Les ateliers ont été encadrés par cinq artistes gravitant dans la foisonnante scène musicale alternative bruxelloise : la chanteuse et performeuse Brune Campos, l’auteur-compositeur-interprète Carl Roosens, les musiciens et producteurs Damien Magnette et Léo Campbell, et la musicienne Aurélie Muller.

« Le système de la prison est tellement destructeur et infantilisant que les détenus donnent tout de suite beaucoup dès qu’ils perçoivent un désir de vrai rapport humain, à égalité, confie Brune Campos, émue à l’évocation de cette expérience. Mon rôle consistait avant tout à les mettre en confiance, à les valoriser. Je n’ai jamais autant reçu qu’en travaillant dans le cadre de Murmuziek. Un rapport très vibratoire, direct, sensitif s’est établi entre les personnes impliquées. »

© Politis
Le collectif a donné vie à onze morceaux conjuguant truculence et véhémence. (Photo : Brune Compos.)

Tout le processus créatif a été pensé sur un mode collaboratif, horizontal, de façon à briser le carcan de la prison et à favoriser l’instauration d’une relation de confiance mutuelle. La proposition initiale faite aux détenus est restée volontairement la plus ouverte possible, sans direction musicale imposée. Importait avant tout la volonté d’expérimenter ensemble et d’inventer un langage commun.

Constitué en majorité de jeunes hommes d’origine congolaise, le premier groupe s’est orienté vers le rap, déjà pratiqué par certains d’entre eux et écouté par la plupart. Suscitant une forte émulation, accueillant au fur et à mesure des détenus d’origines diverses et porteurs d’aspirations musicales variées, le projet s’est affirmé foncièrement hybride, d’autant plus que les artistes y ont aussi apporté leurs univers particuliers – pop oblique, chanson déviante ou encore électro-techno bizarroïde.

Dans le petit local affecté aux ateliers, un studio a été installé, réduit au strict minimum : un ordinateur, un clavier Midi, deux micros, des casques audio – le règlement interne faisant barrage à l’introduction d’instruments au sein de la prison. Tous les sons produits in situ ont ainsi été générés avec la voix, la bouche, les mains, les pieds, le corps entier. Hyper-organique, la matière sonore s’est constituée collectivement, au niveau des musiques comme des paroles, chaque morceau étant interprété à plusieurs voix.

L’ensemble se caractérise par une ravageuse liberté de ton et de son.

« Pour les textes, nous avons tâché de définir des thématiques – par exemple, le fléau – en sortant le plus possible des sujets trop attendus (la prison, la défonce, etc.) et en amenant un décalage par rapport au rap traditionnel », précise Brune Campos.

Des sessions extra-muros ont également été réalisées avec d’anciens détenus désireux de continuer à s’impliquer dans le projet. Au total, hétéroclite et fluctuant, inventif et incisif, le collectif Murmuziek s’est avéré très fertile. Édité par le label indépendant bruxellois GNiGNiGNiGNiGNi (au nom délicieux), un album florilège présente onze morceaux qui conjuguent truculence, véhémence et exigence – notamment « Votez pour moi », « Envoie les congés », « Ouvrez les portes » et « Chacun son fléau ».

Délivrant un genre de rap en cavale, qui fuse entre les barreaux, l’ensemble se caractérise par une ravageuse liberté de ton et de son. Dans les mois à venir, le reste de la production, que l’on imagine du même acabit, sera mis en ligne via Bandcamp.

Réalisés par l’atelier de production vidéo Zorobabel et visibles sur Youtube, des clips joyeusement bigarrés – dont les images ont été tournées en prison, sur fond vert, puis retravaillées en post-production – accompagnent certains des morceaux. En outre, plusieurs concerts ont été organisés depuis fin 2018, dans la prison ou à l’extérieur, certains détenus ayant bénéficié pour l’occasion d’une autorisation de sortie.

À la suite de l’ouverture récente de la mégaprison de Haren, en périphérie de Bruxelles, qui a entraîné la fermeture des trois prisons précédemment existantes dans l’agglomération – dont celle de Forest –, le projet est mis en suspens, tout devant être relancé au niveau administratif.

Musique
Temps de lecture : 5 minutes