« Pour un temps sois peu » de Laurène Marx : sois trans et parle
Relatant un parcours de transition, le spectacle donne le pouvoir à celles et ceux qui ne l’ont pas.
dans l’hebdo N° 1732 Acheter ce numéro
Lorsqu’elle traverse le plateau du Théâtre de Belleville pour rejoindre le micro sur pied dressé en son bord, Laurène Marx crée un doute, une hésitation. Si, en se dirigeant vers cet unique objet présent sur la scène nue, l’autrice de la pièce semble sur le point d’entamer un stand-up, quelque chose dans son attitude nous avertit que ce n’est pas le cas, ou pas tout à fait.
Pour un temps sois peu, jusqu’au 29 novembre au Théâtre de Belleville, Paris, 01 48 06 72 34. Texte disponible aux éditions Théâtrales, 84 pages, 12 euros.
C’est comme une ombre, non seulement dans son regard, mais aussi dans tout son corps, malgré le haut multicolore qu’elle porte avec un pantalon de jogging noir et tous ses colliers, toutes ses bagues qui scintillent comme des appels à la légèreté et à la joie.
Le titre du spectacle, Pour un temps sois peu, n’est pas pour rien dans l’intuition que ce qui va se passer là est à l’opposé du divertissement. Laurène Marx nous emmène en effet du côté d’une vérité qui n’est pas facile à dire, car elle n’est jamais énoncée ou alors rarement, du moins par les personnes concernées : les trans, les non-binaires.
« Ça marche pas exactement comme tu as pu te dire que ça marchait. C’est même assez différent. Comment je sais que ce que tu penses est différent de la réalité, alors que j’ai même pas encore dit de quoi j’allais parler ? »
Dès ses premiers mots, Laurène Marx se range à grande distance de la connivence, de la séduction de mise dans le stand-up, dont elle garde tout de même des ingrédients : l’adresse directe et le sens du rythme, proche du rap mais avec des heurts qui évoquent la parole quotidienne, naturelle.
« Stand-up triste »
Avec ce « tu » qui incite à l’écoute autant qu’il interroge, Laurène Marx pose les bases d’une écriture et d’un jeu fondés sur la remise en question de bien des frontières. Dans Pour un temps sois peu, d’autant plus fort et étonnant qu’il s’agit de son premier texte, Laurène Marx place d’abord sous le signe du doute la relation qu’elle entretient avec le personnage dont elle décrit la transition médicale et les difficultés, les douleurs engendrées.
Est-elle ce personnage qui tente d’aller de « la femme qu’elle pensait être vers la femme qu’on voulait qu’elle soit » ? Ou est-ce plutôt le public qui doit prendre en charge la transformation dont il est question jusque dans les détails, ceux de la chair et des réflexions intimes ?
L’ambiguïté sera maintenue tout au long de l’heure et demie que dure le « stand-up triste », selon les termes de l’autrice et interprète, mis en scène par Fanny Sintès, avec qui elle vient pour l’occasion de monter une compagnie.
L’autrice accentue ses forces, ses fragilités personnelles et la liberté qu’elle affiche avec le langage pour le faire sortir de ses gonds.
Dans Pour un temps sois peu, une autre limite sans cesse déconstruite est bien sûr celle du genre. Tout sauf linéaire dans sa description des opérations, des visites médicales ou encore des situations de pression et de violence sociales que rencontre la protagoniste sur son long chemin (cinq ans), la comédienne bute invariablement sur une interrogation : « C’est quoi être une femme ? » Réponse : « Merde. » Ou : « C’est pas une question d’apparence. C’est une question de… c’est une question. »
La part de revendication, de combat dans le travail de Laurène Marx est si évidente qu’elle n’a pas besoin de le formuler sur scène. Son écriture très orale, pleine d’un humour qui claque façon uppercut, par salves, suffit à tout dire, surtout parce qu’elle est portée par elle.
Si elle se fait pour l’occasion créature de théâtre, on sent bien que ce n’est pas en passant par l’imagination, comme pourrait le faire une comédienne à qui l’on donnerait le rôle, mais en creusant son propre réel. L’artiste fait ainsi exactement dans sa pièce le contraire de l’injonction qu’elle s’est choisie pour titre. Non seulement elle accentue ses forces, ses fragilités personnelles et la liberté qu’elle affiche avec le langage pour le faire sortir de ses gonds, mais elle le fait aussi pour d’autres.
En reprenant dans Pour un temps sois peu le pouvoir sur son histoire que beaucoup tentent d’écrire pour elle, Laurène Marx offre des outils à qui veut bien les saisir pour s’affirmer à son tour. Elle souhaite que les trans, les femmes et toute personne marginalisée puissent user comme elle du « tu » et de l’impératif – « imagine », répète-t-elle par exemple très souvent – pour dire leur vérité, ou trouver pour ce faire leur propre langue, leur style.
Légitimité
Alors que vient d’être créée une autre mise en scène de Pour un temps sois peu – par Léna Paugam, codirectrice du Lyncéus Festival à Binic-Étables-sur-Mer, où l’œuvre de Laurène Marx a vu le jour à la suite d’une commande –, chose très rare pour un texte contemporain, la pièce pose fortement la question de la légitimité des non-trans à aborder le sujet au théâtre.
Pour l’autrice, qui souligne ne pas raconter « une énième histoire fantasmée, écrite ou jouée par un ou une non-trans », et générer ainsi « plus de culture, pas plus de fantasme », l’heure n’est pas au doute. Pour elle, les paroles de personnes trans sur elles-mêmes sont si rares qu’il n’est pas tolérable que d’autres s’en emparent.
Léna Paugam et sa comédienne – non trans – Hélène Rencurel ne sont sans doute pas du même avis. Les deux spectacles ont en tout cas en commun de révéler la plume de Laurène Marx, dont nous entendrons immanquablement très vite reparler.
Elle ne reviendra pas forcément sur la question trans ; si elle souhaite à coup sûr réveiller, provoquer, ce n’est pas pour finir cataloguée. Gageons qu’elle continuera en explorant d’autres identités, d’autres frontières.