Qu’entendons-nous par « terrorisme » ?
De quoi l’acte meurtrier de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, auteur de l’attaque de Nice le 14 juillet 2016 qui a fait 86 morts, est-il le nom ? Analysé au procès qui se déroule en ce moment à Paris, son profil pose la question de notre définition extensive du terrorisme, au risque de dérives.
dans l’hebdo N° 1731 Acheter ce numéro
Durant toute la semaine du 24 octobre, la cour d’assises spéciale de Paris a analysé le profil et le parcours de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l’homme de 31 ans auteur de l’attaque au camion sur la promenade des Anglais qui a tué 86 personnes, le 14 juillet 2016 à Nice.
Alors que l’auteur a été tué par les forces de police lors de son attaque, huit personnes sont aujourd’hui accusées d’association de malfaiteurs terroriste, dont quatre Albanais pour la revente d’armes. Or certains avocats de la défense se refusent à parler d’attentat, utilisant plutôt l’expression « tuerie de masse ». De fait, le profil du tueur de Nice est pour le moins ambivalent.
Malgré les affirmations de nombreux médias et de personnalités politiques, qui rapprochaient l’attaque meurtrière des attentats de 2015 en la qualifiant de « terroriste » pour souligner son caractère jihadiste, les certitudes se sont étiolées au fur et à mesure de l’enquête. D’après les éléments du dossier, l’ancrage idéologique réel de celui que les analystes de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ont décrit à Politis comme un « profil tangent » n’est pas clair.
Certes, l’homme d’origine tunisienne s’est inspiré des méthodes jihadistes : depuis 2014, l’attaque à la voiture-bélier sur une foule de civils est encouragée par les groupes terroristes comme Al-Qaida ou Daech. Le tueur a aussi consulté de nombreuses vidéos d’exécutions de l’État islamique et s’est abreuvé, notamment les semaines précédant le 14 juillet 2016, de chants guerriers.
Mais Mohamed Lahouaiej Bouhlel, non pratiquant, non affilié politiquement, consommateur d’alcool et de cocaïne, était surtout avide de toutes sortes d’images gore : corps de victimes d’accidents de la route, vidéos pornographiques extrêmes, zoophilie, vidéos de tueries sans rapport avec le jihad…
L’enquête n’a pas établi la proportion d’intérêt qu’il accordait à l’un ou à l’autre de ses penchants : « Sur les 4 330 vidéos retrouvées sur son ordinateur, nous n’avons extrait que celles qui nous intéressaient », a clairement déclaré l’enquêteur de la sous-direction des affaires terroristes (Sdat) lors du procès.
Soit celles en lien avec le jihad, comme des vidéos de propagande de Daech ainsi que des anasheed violents – chants islamiques a cappella que l’on retrouve aussi dans des procédures concernant des faits de terrorisme en lien avec l’ultradroite. Les suprémacistes blancs s’inspirent des méthodes et des stratégies du jihad. Cela fait-il d’eux des jihadistes ?
Violences multiples
L’enquêteur de la Sdat qui témoignait jeudi 25 octobre a évoqué les photos prises par le tueur de la promenade des Anglais le 14 juillet 2015 ainsi que pendant la fête du 15 août de la même année. Un an avant l’attaque. Bien avant son rapprochement avec une religiosité limitée, le seul fait réellement probant en la matière étant sa participation à une prière de l’Aïd organisée par la mairie en 2016. Interrogé par la défense sur ces éléments, le policier finit par acquiescer : « Il voulait faire du mal bien avant de vouloir faire du mal au nom d’Allah. »
En réalité, il est bien difficile d’affirmer que l’acte de Mohamed Lahouaiej a été perpétré au nom de quoi que ce soit. Certes, l’État islamique a revendiqué l’attaque le surlendemain. Mais, d’après un commissaire de la DGSI qui témoignait au début du procès, les caractéristiques de cette revendication opportuniste la classent comme la plus lointaine de toutes en termes de lien avec le groupe terroriste.
Son appétence pour la violence extrême, découlant de possibles troubles psychiatriques, est reconnue par tous.
Le tueur n’a jamais été en contact avec aucun membre de Daech. Il n’a jamais prêté allégeance, n’a même pas crié « Allahou Akbar », exhortation guerrière entendue dans l’ensemble des attaques terroristes islamistes. Mohamed Lahouaiej Bouhlel n’avait vraisemblablement pas de velléités politiques, et encore moins religieuses.
En revanche, son appétence pour la violence extrême, découlant de possibles troubles psychiatriques, est reconnue par tous depuis sa jeunesse passée en Tunisie. Violence familiale. Violences conjugales extrêmes. Violences sexuelles. Le tout, dès qu’il n’obtient pas ce qu’il veut.
Mohamed Lahouaiej Bouhlel loue le camion – qu’il utilisera comme arme quelques mois plus tard – le 25 mars 2016, le lendemain d’une condamnation pour violences volontaires sur un automobiliste. Et s’il n’était qu’un tueur de masse utilisant, parmi d’autres, les images ultraviolentes de Daech, principal pourvoyeur du moment, pour assouvir un désir mortifère et suicidaire ? Cela fait-il de lui un terroriste jihadiste ?
Dans le code pénal français (article 421-1), le terrorisme est une série d’infractions « ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Si l’on se réfère à cette définition vague, l’interprétation terroriste de l’acte de Mohamed Lahouaiej Bouhlel fait peu de doute.
La Cour de cassation, dans sa décision de janvier 2017 relative à l’« affaire de Tarnac », précise que « cette définition du terrorisme, issue de la loi du 9 septembre 1986, n’est pas liée à la nature des actes commis, qui relèvent d’infractions déjà définies par le code pénal, mais à l’intention de leurs auteurs ».
Ni la France ni l’Europe ne distinguent juridiquement une tuerie de masse – sans velléités politiques – d’un acte terroriste.
Le chercheur belge François Dubuisson, professeur de droit de l’Université libre de Bruxelles (ULB), constate qu’en Europe, comme en France, « les motifs spécifiques des actes de terrorisme – politiques, philosophiques ou religieux – n’ont pas été retenus comme un critère pertinent, ce qui a pour résultat d’en diluer encore le sens, en rendant poreuse la distinction avec d’autres types de criminalités, poursuivant des objectifs privés (1) ».
Ainsi, ni la France ni l’Europe ne distinguent juridiquement une tuerie de masse – sans velléités politiques – d’un acte terroriste. Aux États-Unis, la tuerie de masse englobe une méthode de tuerie qui peut avoir, parmi différents objectifs, un but terroriste : la définition du terrorisme dans le code des règlements fédéraux comprend l’atteinte d’objectifs politiques. En France, tout peut être englobé dans le terme générique de terrorisme.
Définition problématique
Pourtant, dans son « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale » de 2013, la France définit comme terroristes des actions auxquelles « ont recours des adversaires qui s’affranchissent des règles de guerre conventionnelle pour compenser l’insuffisance de leurs moyens et atteindre leurs objectifs politiques ».
Du point de vue de l’État islamique, qui revendique opportunément l’action meurtrière de Nice, la démarche terroriste ne fait évidemment aucun doute. Mais, du point de vue du tueur, dont les intentions ne sont pas claires – et, par conséquent, celles des personnes aujourd’hui accusées d’association de malfaiteurs terroriste –, que dire ? L’attaque de Nice peut-elle être qualifiée de terroriste sans être pour autant jihadiste ?
Si la France considère qu’un acte n’a pas besoin d’être rattaché clairement à une idéologie politique pour être qualifié de terroriste, alors pourquoi la tuerie de masse commise au conseil municipal de Nanterre en 2002 – 8 morts et 19 blessés – n’a-t-elle pas été considérée comme tel ? Et ce, alors que l’auteur, suicidaire et dépressif, a laissé des écrits tels que : « J’espère, à mon niveau, être à la hauteur d’un Ben Laden, d’un Milosevic, d’un Pol Pot, d’un Hitler, d’un Staline… » La réponse est à chercher dans le contexte. Et c’est bien la preuve que notre définition pose problème : elle ne traverse pas les contextes, elle se meut avec.
« Le Parlement et le Conseil constitutionnel ont laissé le soin à l’autorité judiciaire d’interpréter les contours des notions d’“intimidation” et de “terreur”, constate la Cour de cassation dans sa décision. Celle-ci est chargée de donner un sens à des termes non définis par le législateur, et ce d’une manière qui soit adaptée aux évolutions de la société démocratique -contemporaine. »
Il y a tellement d’invocations du terrorisme dans tellement de concepts différents que ce terme en a perdu tout sens discernable.
Un acte est donc qualifié de terroriste en fonction de son impact sur la population, évalué en fonction du moment. Une zone de flottement qui donne la possibilité aux États de faire évoluer cette définition selon leurs stratégies et leurs intérêts.
Car non seulement la qualification « terroriste » entraîne l’application d’un régime légal spécifique beaucoup plus répressif que le droit commun mais, en plus, « le concept de “terrorisme” a pour fonction d’attribuer un label d’infamie à une forme de violence particulière, aux fins de sa délégitimation et de légitimation de l’action étatique corrélative », note François Dubuisson.
C’est pour cela que l’on voit fleurir ce qualificatif à l’encontre d’opposants politiques, dont les actions n’ont rien en commun avec des actes meurtriers. Un phénomène qui tend à surinvestir une partie restreinte des objectifs du terrorisme listés par l’Europe en 2017, celle de « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».La désobéissance civile ne pourrait-elle pas être qualifiée de terroriste ?
En troublant l’ordre public pour contraindre les autorités à agir, ce type d’action risque d’entrer dans ce très large giron. Et Pierre Klein, chercheur en droit international spécialiste du terrorisme, enseignant à l’ULB, de conclure : « Il y a tellement d’invocations du terrorisme dans tellement de concepts différents que ce terme en a perdu tout sens discernable. » À l’avantage de ceux qui le manient.
(1) « La définition du “terrorisme” : débats, enjeux et fonctions dans le discours juridique », dans Confluences Méditerranée, n° 102, 2017.