Seine-Saint-Denis : les inspecteurs du travail inspectés
En sous-effectif chronique, les inspecteurs du travail de la Seine-Saint-Denis demandent de nouvelles recrues. La réponse du ministère ? Une inspection générale des services.
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C’est l’une des dernières actions d’Élisabeth Borne au ministère du Travail, avant qu’Emmanuel Macron ne la nomme à Matignon. Un courrier daté du 13 mai dernier et adressé au chef de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Dans cette lettre, la ministre lui demande « de procéder à une mission de contrôle des services d’inspection du travail de l’unité départementale de Seine-Saint-Denis ». La raison ? « Depuis quelque temps, le fonctionnement du service public de l’inspection du travail connaît une forte dégradation en Seine-Saint-Denis », écrit-elle.
Cette justification ferait presque sourire la cinquantaine de personnes rassemblées devant les locaux de l’inspection du travail à Bobigny, début octobre, pour protester contre cette mission d’inspection générale. « Nous sommes en sous-effectif structurel depuis plusieurs années », explique Simon Picou, représentant de la CGT-TEFP au sein de l’inspection du travail du département.
Au point que plusieurs fonctionnaires et deux organisations syndicales (la CGT et SUD) ont déposé un recours au tribunal administratif de Montreuil. Dans celui-ci, que Politis a pu consulter, un tableau de la vacance des postes est établi. On constate ainsi que, depuis janvier 2018, entre 12 et 30 % des sections sont vacantes. Concrètement, cela signifie que, sur les cinquante postes que compte l’unité départementale, entre six et quinze postes n’ont pas d’agent attitré depuis près de quatre ans.
Un agent sur deux postes en même temps
Pour pallier cette situation par laquelle plusieurs sections – correspondant à des territoires – restent vides de tout agent de contrôle, la direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) nomme sur ces sections vacantes des agents déjà en poste ailleurs.
« Dans les faits, cela veut dire que l’agent occupe deux postes en même temps. Le sien et celui sur lequel il est censé faire l’intérim », explique Simon Picou. Sauf que, par définition, l’intérim est une situation conjoncturelle. Or, selon les organisations syndicales, après quatre ans à n’observer aucune amélioration dans la vacance des sections, cet intérim est clairement structurel.
« Cette situation pèse lourdement sur le système d’inspection du travail départemental et ses agents de contrôle, faisant peser sur eux les carences de l’État dans les recrutements nécessaires », peut-on ainsi lire dans la requête déposée au tribunal administratif.
Voyant que cette situation serait amenée à durer, la quasi-totalité des agents (90 %, selon la CGT) ont décidé d’arrêter d’assurer leur poste affecté en intérim fin 2019. « À un moment, on a dit stop. Pour se préserver, on a dit qu’on ne tiendrait plus deux postes à la fois », confie Simon Picou.
Vu qu’on ne signe plus ces autorisations, ça remonte directement à la hiérarchie. Pour le dire crûment, ça fait remonter la merde.
Concrètement, les agents ont cessé de traiter les sections vacantes. « On fait uniquement les accidents de travail graves ou mortels, nuance quand même Simon Picou, mais le reste, on ne le traite plus. » Cette situation affecte les agents concernés ainsi que l’égalité d’accès aux droits de nombreux salariés, qui ne disposent plus d’un agent attitré.
Un autre exemple qui pose problème : celui de « l’instruction des demandes d’autorisation de licenciement des salariés bénéficiant d’un statut protecteur ». Pour qu’une entreprise puisse licencier, il faut qu’elle demande l’autorisation à l’inspection du travail.
« Vu qu’on ne signe plus ces autorisations pour les entreprises qui sont sur des territoires où il n’y a pas d’agent, ça remonte directement à la hiérarchie. Pour le dire crûment, ça fait remonter la merde », explique l’inspecteur du travail, qui suppose que c’est notamment cela qui a « énervé Élisabeth Borne quand elle était encore ministre du Travail ».
Pourvoir les postes vacants
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que ce motif figure dans le courrier de sa main demandant à l’Igas d’opérer un contrôle au sein des services de l’inspection du travail de la Seine-Saint-Denis. Cette mission a commencé cet été et se poursuit cet automne. « Les inspecteurs généraux ont entendu nos responsables hiérarchiques et ils sont désormais en train d’étudier tous les courriers et mails de chaque agent pour voir précisément ce que chacun a fait ces derniers mois », assure Simon Picou.
Des entretiens individuels doivent également avoir lieu avec chaque agent. Une pratique que les organisations syndicales contestent : « Nous demandons des entretiens collectifs. Nous refusons que ça tourne à l’interrogatoire avec un agent qui se retrouve face à plusieurs inspecteurs qui lui font dire ce qu’ils ont envie d’entendre. » Elles ont obtenu la possibilité que les agents qui le souhaitent puissent être accompagnés durant ces entretiens.
À la fin de cette mission, l’Igas devra rendre un rapport au ministère du Travail, qui fera « toute proposition utile, notamment en termes de modalités d’organisation ou de fonctionnement, permettant un retour à un exercice effectif des missions d’inspection du travail sur l’ensemble du département ». « Il faut pourvoir les postes vacants, pas besoin de faire une mission d’inspection pour savoir de quoi on a besoin », répond un agent de contrôle. Interrogé, le ministère du Travail n’a pas répondu à notre sollicitation.
Contrôler le niveau et la qualité des agents, quand on a 1 750 agents pour 22 millions de salariés, c’est totalement hors sujet !
Début octobre, une cinquantaine de personnes – essentiellement des agents de l’inspection du travail, mais aussi des syndicalistes et des parlementaires de La France insoumise (Raquel Garrido et Thomas Portes) – se sont donc rassemblées devant l’inspection du travail à Bobigny pour protester contre cette mission de contrôle.
« Contrôler le niveau et la qualité des agents, quand on a 1 750 agents pour 22 millions de salariés, c’est totalement hors sujet ! » note un agent lors des prises de parole. En six ans, à l’échelle nationale, ce sont plus de trois cents postes d’agents de contrôle équivalents temps plein qui ont été supprimés.
Désormais, alors qu’on assiste de nouveau à une hausse du nombre de postes proposés face au grand nombre de vacances, les concours ne font pas le plein. Sur les cent postes ouverts aux concours en 2021, seuls quatre-vingt-six ont ainsi été pourvus. Simon Picou conclut amèrement : « Notre situation est une illustration des problèmes et de la dégradation qu’on observe dans tous les services publics. »
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