« Tous les films sont pour tout le monde »
La 44e édition du festival des 3 Continents s’est tenue à Nantes du 18 au 27 novembre. Au programme : la qualité de la sélection, un public nombreux et curieux, et des approches artistiques diversifiées de la situation de pays souvent mal en point.
dans l’hebdo N° 1734 Acheter ce numéro
Ça fait plaisir de voir du monde dans les salles de cinéma ! » Cette phrase lancée comme un cri du cœur, entendue au cinéma Le Katorza à Nantes, n’a pas dû être prononcée qu’une seule fois durant le festival des 3 Continents. À nouveau, cet événement, qui s’est tenu du 18 au 27 novembre, a fait le plein, tranchant avec le quotidien morose que connaissent les exploitants depuis le début de la pandémie de covid-19, en particulier ceux des cinémas d’art et essai.
Une grande salle (325 places) pleine comme un œuf, à 10 heures du matin un jour de semaine, pour voir le premier long-métrage, Shivamma (photo), d’un jeune cinéaste indien par définition totalement inconnu – et qui s’avère talentueux –, c’est l’ordinaire ici. Beaucoup de jeunes, des lycéens, des étudiants, et autant de plus de 50 ans. Les actifs étant, comme dans tous les lieux culturels, les plus difficiles à attirer : ils représentent 20 % du public du festival. D’où la décision récente d’englober deux week-ends, qui se prêtent davantage aux sorties.
Les trois continents concernés sont l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie. Même si leurs cinématographies sont maintenant plus familières au public français qu’il y a quarante-trois ans, à la création du festival, se déplacer pour aller voir le documentaire d’un étudiant centrafricain (Nous, étudiants !, remarquable) ou une rétrospective consacrée à un réalisateur philippin méconnu, Mike De Leon, témoigne d’un authentique amour du cinéma.
Appétit de cinéma
Le festival cherche à se défaire de l’image selon laquelle il serait fréquenté par des initiés, et il a raison. Les nombreux spectateurs que nous avons rencontrés ont un appétit de cinéma, sans être des spécialistes. Ils font aussi preuve d’une réjouissante curiosité : la plupart du temps, ils ignorent parfaitement ce qu’ils s’apprêtent à voir.
Cette curiosité-là est aussi favorisée par l’équipe des 3 Continents. Par la qualité non démentie dans la durée de sa programmation, elle entretient un lien de confiance avec son public. En outre, la plupart des films sont accompagnés, avec une forte présence des cinéastes venant de tous les coins du monde. C’est aussi le fruit d’un état d’esprit que Jérôme Baron, le directeur artistique du festival, résume en une phrase : « Tous les films sont pour tout le monde. »
Il ajoute, se prenant lui-même comme témoin : « Je peux trouver un blockbuster américain enthousiasmant et être bouleversé par la mort de Jean-Marie Straub [le décès du cinéaste a été annoncé le 20 novembre, en cours de festival, NDLR]. » Plutôt que de segmenter les films en fonction de leur marché potentiel, « élitistes » d’un côté, « grand public » de l’autre, améliorer l’accès aux œuvres, comme le fait déjà l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), paraît être une piste plus féconde.
Il va falloir faire davantage et autrement pour que les salles de cinéma retrouvent leur public.
« Il va falloir faire davantage et autrement pour que les salles de cinéma retrouvent leur public, dit Jérôme Baron. Ainsi, nous sommes très désireux d’œuvrer de concert avec les distributeurs et les exploitants en inventant de nouvelles complémentarités. »
Enfin, parmi les raisons du succès du festival des 3 Continents, on aurait tort de sous-estimer la quantité de voyages que cet événement permet à chacun d’accomplir en restant assis dans son fauteuil. Selon une formule répétée à l’envi au point d’être devenue un poncif, le cinéma est une fenêtre sur le monde. S’il reste un endroit où cette assertion se justifie pleinement, c’est bien dans les salles de Nantes (Le Katorza, Le Cinématographe, Le Concorde) et de quelques villes associées alentour où se déroule le festival.
Un Fellini au Bangladesh
Les informations que livre le cinéma sont d’un genre particulier : elles passent par la matérialité du réel enregistré et par les sens du spectateur. Ainsi, avec son documentaire intitulé Day after… (présenté en compétition), le cinéaste bangladais Kamar Ahmad Simon nous embarque sur un vieux bateau sillonnant le Gange. À son bord, une foule de voyageurs appartenant à toutes les classes sociales et de tous âges. C’est une société en concentré. Un E la nave va (Fellini) au Bangladesh. Le réalisateur filme en immersion – le mot n’a jamais été aussi approprié –, passant d’un personnage à l’autre, constituant une mosaïque de portraits divers.
On le sent toutefois plus à l’aise avec les pauvres, qui ne bénéficient pas de certains avantages. En l’occurrence, tout le monde n’est pas dans le même bateau… Il y a là une adolescente solitaire, artiste en herbe ; un aveugle qui chante (très bien) pour mendier, sans succès ; quelques jeunes adultes, plus ou moins en couple, qui parlent, se chamaillent, grattent leur guitare ; un youtubeur qui raconte à ses followers son voyage fluvial ; une femme sans revenus dont le mari, à la suite d’un accident, est devenu impotent ; le capitaine et ses adjoints en butte aux embarcations ne respectant pas les distances de sécurité… Le réchauffement climatique est prégnant au vu des nombreux bancs de sable, causes d’embourbement. De même que la tentation de l’exil et la corruption ambiante.
Dont le nouveau film, Les Bonnes Étoiles, sort le 7 décembre.
Étaient également en lice dans la compétition des cinéastes plus confirmés, dont les films se sont révélés tout aussi réussis. En particulier Règle 34, de la Brésilienne Júlia Murat, Léopard d’or à Locarno, où Simone (formidable Sol Miranda) termine ses études de droit le jour, s’intéressant plus particulièrement aux violences sexistes et sexuelles, tandis que, la nuit, elle s’adonne à une sexualité sadomasochiste. Un paradoxe qui n’en est pas forcément un. Ainsi que Love Life, du Japonais Kōji Fukada, film familial et grave, nostalgique et bouleversant, un peu dans la tonalité du maître Hirokazu Kore-eda (1), dont, justement, le festival présentait en parallèle une rétrospective.
Une autre rétrospective intégrale a permis de mettre au jour le travail de Mike De Leon, présenté à Nantes par Vincent Paul-Boncour, directeur du distributeur Carlotta, qui prépare la sortie prochaine des films en salle. Parent pauvre du cinéma philippin, Mike De Leon a pourtant été l’un des fers de lance, aux côtés de Lino Brocka, de la nouvelle génération de réalisateurs qui a surgi dans les années 1970.
Capable de mêler, avec ironie, le film de genre, la critique du patriarcat et l’allégorie politique, De Leon a signé des œuvres à la mise en scène impressionnante. Tel Kisapmata (1981), où le petit théâtre tragique d’une famille sous l’emprise d’un père autoritaire et violent – la figure du dictateur Marcos n’étant pas loin – se déploie avec maestria dans une maison où un drame semble se tramer derrière chaque porte. Tous les plans y sont d’une justesse chirurgicale.
L’état du monde
La vague de documentaires indépendants, réalisés par ce qu’on a appelé la sixième génération de cinéastes chinois, s’est éteinte.
Pour scruter l’état du monde, qui ne porte pas à l’optimisme, les conditions de production des films constituent un bon thermomètre. La période noire qu’a connue le cinéma brésilien devrait s’achever avec la victoire de Lula. En revanche, une grande inquiétude pèse sur la Chine. « La vague de documentaires indépendants, réalisés par ce qu’on a appelé la sixième génération de cinéastes chinois, avec Wang Bing et bien d’autres, s’est éteinte, explique Jérôme Baron. Ces films-là sont devenus quasiment impossibles à faire. Il ne nous en arrive plus. Aujourd’hui, les cinéastes ont peur. Wang Bing vit à Paris, quelques-uns se sont installés aux États-Unis. Ils font des allers-retours en Chine mais ont une carte de résident à l’étranger. »
Autre lieu, autre problème : en Argentine, les budgets sont infaisables tant la monnaie varie dans des proportions considérables en quelques jours. En Inde, sous le régime de Modi, qui incline vers la dictature, la situation est considérée comme intenable. « Pourtant, constate Jérôme Baron, des films se font, comme Shivamma, que nous avons mis en compétition. Son réalisateur, Jaishankar Aryar, est un pur autodidacte. Quelques producteurs, comme Rishab Shetty ou Anurag Kashyap, eux-mêmes cinéastes, repèrent des gens qui savent faire des plans. Et leur donnent leur chance. » Pas de miracle, donc, mais des professionnels soucieux de promouvoir de jeunes artistes. Voilà bien le maître mot du festival des 3 Continents : la transmission.