Ukraine : la reconstruction d’un peuple

À Kyiv, à Irpine et à Boutcha, les populations se mobilisent pour effacer les traces de la guerre. Certains tiennent le coup en se nourrissant d’une haine grandissante envers l’envahisseur russe.

Sylvain Biget  • 1 novembre 2022 abonné·es
Ukraine : la reconstruction d’un peuple
© Photo : Sylvain Biget.

Kyiv, 10 octobre. Quelques heures après les attaques de missiles qui ont sonné la ville, les agents de la voirie s’affairent pour reboucher le cratère creusé par une frappe sur un carrefour du cœur de la ville, à proximité de l’université Taras-Chevtchenko et d’un parc apprécié par les habitants.

En moins de vingt-quatre heures, les ouvriers ont effacé ce trou. Il ne reste plus aucun débris. Des panneaux en contreplaqué remplacent les vitres des fenêtres soufflées sur tous les bâtiments situés dans un rayon de 100 mètres de l’épicentre de l’explosion. Les vitriers sont à l’œuvre et, si les stigmates de ces frappes restent gravés sur les murs des édifices, malgré le hurlement régulier des sirènes, la vie continue comme si tout cela n’avait pas existé.

Ces réparations immédiates, c’est un message que fait passer Vitali Klytchko, le maire de la ville, aux habitants et au monde. Les riverains s’en amusent. « Avant la guerre, il fallait un an pour que les trous dans la route soient comblés », plaisante Valentyna, qui a grandi à Kyiv.

Après la sidération, la combativité

Sur le moment, la population a été secouée par cette piqûre de rappel du 24 février, jour de l’invasion. Mais, désormais, la sidération de l’époque a laissé place à la combativité. Pour se venger de cette attaque, en moins de vingt-quatre heures, les Ukrainiens se sont rués sur une cagnotte qui a rapporté 9,8 millions d’euros, bien davantage que les 2,8 millions demandés pour faire l’acquisition de drones suicides (programmés pour se crasher sur une cible).

Près du quartier de Pozniaky au sud-est de la ville, d’autres frappes ont ciblé une centrale d’énergie. De son logement, Sergei n’a pas entendu les sirènes, mais a sursauté lorsque le premier missile s’est abattu. Ce médecin anesthésiste de 37 ans travaille dans une grosse clinique privée de la capitale. Ce jour noir lui a immédiatement rappelé l’ambiance du 24 février, lors des premières heures de l’invasion.

Sergei n’est pas uniquement médecin, il est désormais engagé volontaire dans l’armée. Il doit rejoindre son unité de « medics » à Irpine, une ville de la banlieue nord-est de Kyiv appréciée de la classe moyenne. C’est à cet endroit, accolé à la commune de Boutcha, que se sont déroulés de violents combats. Ils ont détruit la moitié de la ville.

Avec des connaissances, on a pris nos armes personnelles et on s’est organisés en unité combattante improvisée.

« Le 24 février, j’étais un flibustier, explique-t-il. Les forces territoriales, des groupes de suppléants civils, n’ont pas voulu de moi, ni l’armée. Alors, avec des connaissances, on a pris nos armes personnelles et on s’est organisés en unité combattante improvisée. On a contacté l’armée, qui nous a finalement envoyés défendre un secteur contre une unité russe dotée d’un char d’assaut. C’était mon épreuve du feu, mais on s’en est bien tirés, on a repoussé l’ennemi. Pas mal pour des civils, non ? »

À Irpine, Sergei rejoint son ami Oleg, chef du service d’anesthésie de l’hôpital principal de Kyiv. Lui aussi a pris les armes dès le 26 février au sein des forces territoriales. Après avoir mis sa famille à l’abri en Pologne, il est parti défendre Irpine avec son unité. La ville comptait 60 000 habitants avant l’invasion. Il en reste à peine la moitié.

Oleg est arrivé ici le 18 mars et il est parti le 2 avril, le jour où les Russes se sont repliés. Ce père de famille de 37 ans montre la cave dans laquelle il s’est terré sans même pouvoir enlever ses bottes pendant dix-huit jours.

Réparer La Girafe

Autour de cet immeuble ravagé, des carcasses de voitures, dont on ne peut plus identifier ni le modèle ni la marque, ont été laissées en l’état. Aucune fenêtre ni vitre n’a résisté aux pilonnages intensifs des chars russes. « On était directement sur la ligne de contact, ici, explique Oleg. Cet endroit, c’était la position Girafe. »

La Girafe, c’était le nom d’un centre commercial doté de cinémas, d’un bowling, d’un café et de boutiques. Alors que l’établissement venait tout juste d’ouvrir ses portes, il n’en reste plus que des ruines et un tas de ferraille tordue. Si la Girafe était stratégique, c’est parce que cette position se trouve à une centaine de mètres du seul pont qui était suffisamment solide pour permettre aux chars russes de poursuivre leur percée vers Kyiv. C’est donc à cet endroit que les troupes ukrainiennes les ont bloqués.

Lire aussi > « Pour les Ukrainiens, le peuple russe entier est responsable »

De l’autre côté du pont se trouve la ville voisine de Boutcha. Là où l’Ukraine affirme que les troupes russes ont violé, torturé et tué des centaines de civils. Oleg explique que les tirs étaient massifs et quotidiens sur cette position. Le danger était partout, surtout quand il s’agissait de traverser cette route.

« Les snipers russes se trouvaient en haut de ce bâtiment », dit-il en pointant un immeuble qui domine au fond de cette longue ligne droite. Il n’y avait bien sûr plus d’électricité ni d’eau. Les populations ont dû être évacuées, mais ce n’était pas toujours possible à cause des bombardements.

Derrière l’immeuble où Oleg s’abritait se dresse une rue de tours typiques de l’ère soviétique. Aucune n’a été épargnée par les tirs et certaines sont totalement inhabitables. En bas de l’une d’elles, une épicerie a rouvert ses portes. Elle redonne un peu de couleur et de vie au quartier. À deux pas de là, Ilona fume sa cigarette à l’extérieur de son immeuble éventré. Avec sa mère et ses grands-parents, elle est revenue ici après le départ des Russes.

© Politis
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Boutcha détruite (première et deuxième photo), Oleg (au centre), qui forme un groupe de « medics », et ci-dessus, Ilona devant son immeuble éventré. Photos : Sylvain Biget.

Pour eux, comme pour l’ensemble de ses voisins, il a fallu réparer, autant qu’il était possible. Les fenêtres brisées ont été remplacées, le système de chauffage aussi. Il a également fallu trouver un nouveau réfrigérateur, car l’ancien avait été criblé d’éclats. Alors que le salaire moyen, en temps normal, se situe autour de 550 euros, ces réparations ont ruiné la famille, qui vit essentiellement sur la retraite des plus âgés et le salaire de la mère d’Ilona. Ici, c’est le système D qui prime.

Défiance envers les autorités locales

Comme ses voisins, Ilona sait que sa famille n’a rien à attendre du gouvernement ou des autorités locales. Pourtant, en mai, le président Zelensky a promis un « quoi qu’il en coûte » pour dédommager les habitants dont les logements ont été endommagés ou détruits par cette guerre. Elle sait que l’administration ukrainienne va traîner des pieds avec sa lourdeur et sa rigidité intrinsèques. Il manquera toujours un papier, et il vaut mieux se débrouiller seul.

De son côté, le patron de la Girafe espère toujours reconstruire son centre avec l’aide d’investissements étrangers. Quant au maire d’Irpine, il sait que la tâche est colossale et que la collectivité n’y arrivera pas toute seule. Là encore, l’État ne financera pas avant longtemps.

De surcroît, la population de la ville a été divisée par deux et les revenus des habitants ont été fortement affectés par la guerre. Si Irpine est devenu l’endroit incontournable de recueillement pour les dignitaires de tous les pays, on espère aussi les sensibiliser à la situation de la ville et collecter des fonds.

Le coût de la reconstruction de la ville serait évalué à 922 millions d’euros, selon un institut de Kyiv. Outre les infrastructures communales comme les écoles, les crèches ou les installations administratives et techniques, ce sont en tout 8 651 bâtiments qui auraient été endommagés.

Avec la guerre, les nuances ont disparu. Si l’on cherche à tempérer des propos véhéments, la discussion devient agressive.

Il faut y ajouter 2 051 autres totalement détruits ou très lourdement atteints. Des édifices plus emblématiques nécessitent d’importantes réparations. À même pas 100 mètres de la Girafe, c’est le cas de la maison de la culture. Un édifice néoclassique soviétique de couleur bleutée datant des années 1950.

Dès les premières heures de son attaque, l’artillerie russe s’est déchaînée sur ce secteur et a détruit le toit du bâtiment classé. Le parvis est troué. Sur les gros pilastres de la façade, la mairie affiche des QR codes qui semblent totalement incongrus dans cette ambiance. Ils permettent d’accéder à un site web conçu pour sensibiliser aux travaux de reconstruction de la ville et collecter des fonds.

Derrière la maison de la culture, depuis que les démineurs sont passés, les adolescents du club de football local peuvent s’entraîner à nouveau sur un terrain en gazon synthétique parsemé de trous de mortiers. Les gradins et les vestiaires ont été éventrés, mais les jeunes jouent comme si de rien n’était, avec en fond sonore le brouhaha des travaux.

Animosité inédite

Depuis l’invasion, Ilona ne se reconnaît pas. Elle ressent une haine profonde envers les Russes. Le Donbass, c’était loin ; ici, à l’ouest, c’était la paix. Aujourd’hui, pour elle, le problème n’est pas uniquement Poutine, mais les Russes. « Ce sont des tueurs, des violeurs, des animaux non éduqués », affirme-t-elle.

Ilona est représentative de cette colère envers l’ensemble des Russes. Une colère que l’usure de la guerre, avec son cortège interminable de morts, amplifie. Que ce soit à Kyiv, Irpine ou ailleurs, la sidération des premiers temps a laissé place à la haine et à la détermination. Avec la guerre, les nuances ont disparu. Si l’on cherche à tempérer des propos véhéments, la discussion devient agressive. Un comportement qui n’existait pas avant le 24 février.

Cette colère anime aussi Oleg et son équipe de seize infirmiers de combat. Ils occupent une maison à quelques kilomètres de la Girafe et sont en formation pour partir en mission. Quand ? Le plus tôt possible. Toute jeune recrue, Vasily était comédien à Kyiv. Dès les premiers jours du conflit, il a cherché à s’engager, en vain.

Les civils ne sont pas terrorisés et ne se retournent pas contre le pouvoir comme l’avait prévu le président russe.

Que ce soit dans les forces territoriales ou l’armée, personne n’a voulu de lui. Un comble, alors qu’avant la guerre tout le monde cherchait à échapper au service militaire, lui le premier. Pour ce qui est du moral, malgré la peur d’une frappe aveugle, l’horreur des crimes de guerre ou des combats, les civils ne sont pas terrorisés et ne se retournent pas contre le pouvoir comme l’avait prévu le président russe. Bien au contraire, malgré la fatigue, leur moral est nourri par une animosité inédite envers Poutine et les Russes. Un comportement qui les effraie autant qu’il les guide.

Dans les rues de Kyiv, les alertes se sont succédé toute la semaine. Dans un calme déconcertant et avec un humour particulier, la population s’est rendue sans se presser dans les abris et les métros.

Monde
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