Xi Jinping s’échine à étouffer #MeToo

L’absence de femmes au bureau politique du Parti communiste, une première depuis vingt-cinq ans, reflète le règne patriarcal du maître de Pékin, qui accentue la répression des féministes.

Valentin Cebron (collectif Focus)  • 23 novembre 2022 abonné·es
Xi Jinping s’échine à étouffer #MeToo
© Zhou Xiaoxuan, qui accuse un présentateur télé d’agression sexuelle, arrive au tribunal de Pékin, le 14 septembre 2021. (Photo : KEVIN FRAYER/Getty Images via AFP.)

Son cas symbolise autant la résilience du mouvement #MeToo en Chine que les inexorables tentatives de le réduire au silence. Xianzi, 29 ans, est devenue une icône malgré elle. Après quatre années d’une âpre bataille judiciaire, la scénariste a perdu son procès, l’été dernier, contre un puissant personnage du monde médiatique.

Retour en 2018, quelques mois après les révélations sur Harvey Weinstein. En Occident, #MeToo prend de l’ampleur. Xianzi (Zhou Xiaoxuan de son vrai nom) se jette à l’eau : sur WeChat, un réseau social chinois, elle accuse Zhu Jun, présentateur star de la télé d’État, de l’avoir embrassée et tripotée de force, en 2014, lorsqu’elle était en stage à CCTV (China Central Television, principal réseau de télévision d’État du pays).

Dans un texte, elle précise qu’elle s’est rendue au commissariat le lendemain des faits ; la police lui aurait intimé de se taire, l’homme de 58 ans jouissant d’une notoriété qu’il ne faut pas ternir.

À l’époque, Xianzi est loin de s’imaginer que son histoire donnera le coup d’envoi du #MeToo chinois. Mais son témoignage devient viral. Si l’ouverture de ce procès historique, fin 2020, fait souffler un vent d’espoir pour les militantes féministes chinoises, déjà épiées par l’État-parti, le verdict prononcé le 15 septembre 2021 par un tribunal de Pékin, un non-lieu « faute de preuves », signe un revers pour Xianzi.

Battante, elle fait quand même appel, lequel est rejeté le 10 août dernier, sonnant le glas d’un fastidieux combat perdu d’avance. Quant à Zhu Jun, il n’a daigné se présenter à aucune audience.

« Subversion d’État »

Reste que l’abnégation de Xianzi n’aura pas été vaine. « Elle ne s’est pas seulement battue pour sa propre personne, mais pour toutes celles qui font face à pareille situation », relève Xiaowen Liang, une avocate et militante féministe de 30 ans qui a suivi l’affaire de près.

Nombreuses sont les Chinoises qui, victimes de violences sexuelles, s’identifient à Xianzi et osent se livrer sur Internet. Car dans la Chine de Xi Jinping, où les technologies de surveillance orwellienne empêchent toute mobilisation sociale, cette libération de la parole des femmes est essentiellement numérique.

© Politis
Zhou Xiaoxuan, qui accuse un présentateur télé d’agression sexuelle, arrivant au tribunal de Pékin, le 14 septembre 2021. (Photo : KEVIN FRAYER/Getty Images via AFP.)

D’autant que les affaires inhérentes à ces délits aboutissent très rarement devant les tribunaux. C’est à un parcours semé d’embûches que sont confrontées les plaignantes – propos remis en cause, faits minimisés, pressions, compensations financières difficiles à obtenir…

Ainsi, sur les 50 millions de verdicts rendus publics entre 2010 et 2017, seuls 34 procès portaient sur le harcèlement sexuel, écrivent deux universitaires spécialistes de la Chine dans un article publié par The Diplomat et consacré à #MeToo.

Or, même décentralisé, le mouvement inquiète le Parti communiste chinois (PCC), obsédé par sa stabilité. Pour contourner les censeurs qui, dès 2018, suppriment des posts contenant #MeTooChina, les émojis du riz (« Mi ») et du lapin (« Tu ») juxtaposés ont afflué sur la Toile chinoise.

Mais, depuis 2021, Pékin accentue la répression des féministes. Cette année-là, Huang Xueqin, journaliste connue pour avoir contribué à libérer la parole de ses concitoyennes, est arrêtée pour « subversion d’État ». Des militantes sont dissuadées de se rendre devant le tribunal qui juge l’affaire Xianzi.

« En indiquant simplement sur WeChat que vous seriez présente, la police se pointait devant votre porte », déplore la militante Xiaowen Liang. Installée aux États-Unis depuis 2016, elle fait partie des figures féministes dont les profils ont été désactivés sur Weibo et WeChat, les deux plus puissants réseaux sociaux chinois.

Son « tort » ? Avoir affiché son soutien à Xianzi. Elle fustige un deux poids, deux mesures, fatiguée de l’acharnement des trolls ultranationalistes contre les féministes : « Les commentaires misogynes ne sont pas censurés, ils sont même encouragés par le pouvoir. »

Impunité

En 2012, se souvient Xiaowen Liang, alors étudiante en Chine, militer dans la rue, notamment en utilisant l’art comme moyen d’expression, était encore envisageable. La société civile embryonnaire des années 2000 a favorisé l’émergence de jeunes militantes féministes qui, comme elle, n’hésitent pas à mener des actions publiques pour dénoncer les violences domestiques, endémiques dans le pays – une femme mariée sur quatre en est victime, selon des chiffres officiels.

C’est l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2012, qui change la donne. Le 6 mars 2015 marque un tournant : cinq féministes qui s’apprêtaient à coller des affiches dans le métro pour dénoncer le harcèlement sexuel dans les transports sont arrêtées. Tollé mondial.

Yige Dong, maîtresse de conférences à l’université d’État de New York à Buffalo, observe un double basculement : « C’est le début de la répression du régime à l’encontre d’une forme de féminisme qu’il juge radical et menaçant pour sa stabilité. Mais, pour les féministes, cet événement va surtout préfigurer leur évolution en passant d’un cercle d’avant-gardistes à un mouvement de masse. »

« Aujourd’hui, reprend Xiaowen Liang, de plus en plus de femmes s’identifient au mouvement, comprennent que le sexisme et les violences sexuelles sont un problème systémique et exigent un changement de la société en demandant des comptes aux puissants. » Il n’empêche : ces puissants, quand ils sont incriminés, paraissent intouchables.

Outre le cas de Xianzi, celui de Peng Shuai, la championne de tennis qui accusait en 2021 un cacique du PCC de l’avoir violée, illustre l’impunité qui règne dans les hautes sphères du pouvoir. Le septuagénaire en question, Zhang Gaoli, est réapparu publiquement pour la première fois lors du XXe congrès du parti, fin octobre dernier, siégeant même au premier rang d’honneur.

C’est frustrant de voir un club de vieux mâles vouloir décider pour des centaines de millions de femmes.

Cette grand-messe quinquennale du régime a aussi été l’occasion de mettre en lumière les inégalités de genre au sommet du pouvoir, qui déteignent sur l’ensemble de la société. Alors que l’autoritaire Xi Jinping, 69 ans, rempile pour un troisième mandat de cinq ans au moins à la tête du parti unique, aucune femme n’a été nommée parmi les 24 membres du bureau politique, le cœur décisionnel du PCC.

Une première en vingt-cinq ans. Plus on grimpe dans la hiérarchie du parti, moins les femmes sont représentées. « L’absence de femmes au vingtième politburo montre explicitement la nature masculiniste et patriarcale du parti, ainsi que son manque d’intérêt à partager son pouvoir de décision avec les femmes », souligne Yunyun Zhou, maîtresse de conférences à l’université d’Oslo.

« C’est frustrant de voir un club de vieux mâles vouloir décider pour des centaines de millions de femmes », commente Ye Liu, maîtresse de conférences au King’s College de Londres. Il suffit, dit-elle, d’écouter le discours inaugural du dernier conclave, prononcé le 16 octobre par Xi Jinping. « Beaucoup de promesses sur l’avenir radieux d’une Chine forte, résume ironiquement Ye Liu, mais pas un mot sur le bien-être des femmes, ni sur d’éventuelles politiques inclusives ou pour les aider à concilier carrière et famille. »

C’est sur ce dernier point, la famille, que la Chine de Xi met l’accent. « Les femmes doivent obéir aux lois nationales et respecter […] les valeurs familiales», martèle, paternaliste, le texte d’un amendement législatif prévu pour 2023, cité parBloomberg, le 3 novembre.

Depuis qu’il est aux manettes, celui qui fut un temps surnommé « Xi Dada » (« Papa Xi ») par les médias d’État multiplie les références aux normes de genre patriarcales et aux valeurs rétrogrades. N’a-t-il pas déclaré, en 2021, selon Reuters, que les femmes devaient être de « bonnes épouses » et de « bonnes mères ». Comprendre : faire des enfants et s’en occuper à la maison.

Les femmes en première ligne

Car le pays le plus peuplé de la planète et ses 1,4 milliard d’habitants (dont 703 millions de femmes, soit 48,7 % de la population) sont confrontés à un défi de taille : la probable chute, dès 2025, de sa population. Décryptage des démographes : la Chine sera vieille avant d’être riche. Pour tenter d’enrayer ce déclin, Pékin a mis fin, en 2015, à plus de trois décennies de contrôle des naissances, autorisant les couples à avoir deux enfants. Et, en 2021, un troisième.

Parallèlement, le taux d’activité des femmes en Chine n’a cessé de diminuer depuis les années 1990, indique la Banque mondiale. Avec l’arrivée au pouvoir de Xi, ce chiffre a continué de baisser, de 64 % à 62 %.

Le 27 septembre, la Fédération nationale des femmes de Chine (voir encadré) a vanté les « progrès constants dans la cause des femmes » sous la décennie Xi Jinping. Or d’après le Forum économique mondial, qui établit chaque année un classement global sur l’égalité des sexes, la Chine a dégringolé de la 69e à la 102e place (sur 146 pays) entre 2012 et 2022.

« Les femmes sont toujours en première ligne quand les rapports socio-économiques se crispent. Premières licenciées, sans motif, au cours des réformes d’ouverture de Deng Xiaoping, dans les années 1990, puis pendant la crise de 2008, ce sont aussi les premières à faire les frais de la crise du covid », constate la sociologue Tania Angeloff, professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Il y a trente ans, les Chinoises gagnaient près de 80 % du revenu moyen de leurs homologues masculins, mais, à partir de 2010, ce chiffre est tombé à 67 % en ville, et à 56 % dans les campagnes, rapporte le New York Times. Si l’inégalité homme-femme n’est pas une tare spécifique à la Chine, le fossé entre la rhétorique officielle et la réalité pointe un paradoxe chinois.

La politique de l’enfant unique (1979) en soulève un autre, avance Ye Liu. Des avortements massifs et stérilisations forcées aux abandons de petites filles, cette terrible contrainte a exacerbé le favoritisme à l’égard du sexe masculin. En même temps, elle a fait naître dans les années 1980 une génération de femmes urbaines sans frère ni sœur, sur laquelle la chercheuse s’est penchée.

« Ces filles uniques ont, grâce aux progrès économiques de la Chine, bénéficié d’opportunités professionnelles inimaginables auparavant, décrypte Ye Liu. Aujourd’hui, elles veulent tout avoir : une famille et une carrière. » Ce qui, dans un pays où l’éducation est hypercompétitive et onéreuse, implique d’avoir un enfant tout au plus.

Les femmes sont plus éveillées qu’avant et comprennent que le gouvernement continue de les utiliser comme des outils.

Les autorités ont beau cibler cette cohorte de femmes, les incitant à faire plus de bébés, les appelant à éviter les avortements non « médicalement nécessaires » ou rendant plus complexes les procédures de divorce, le taux de natalité (7,52 naissances pour 1 000 habitants) et le nombre de mariages (7,6 millions) en 2021 sont au plus bas.

« Leur vieille logique communiste, qui récompense les uns et punit les autres, est complètement obsolète. Puis ces femmes sont les produits expérimentaux de la politique de l’enfant unique et les mères de la politique de deux enfants : elles ont l’impression d’être traitées comme des cobayes », affirme l’universitaire, qui voit la crise démographique comme un retour de bâton des politiques sexistes.

« Les femmes sont plus éveillées qu’avant et comprennent que le gouvernement continue de les utiliser comme des outils [reproductifs] », complète Lü Pin, une influente féministe chinoise installée aux États-Unis.

La chercheuse Yige Dong parle d’un « féminisme made in China », moins palpable mais capable de déstabiliser le régime. « En passant d’un État socialiste à une économie capitaliste, le système a délaissé les aides sociales, intimant aux femmes la double charge de travailler et de s’occuper des autres, analyse-t-elle. Face à ce système oppressif, leur résistance s’exprime à travers le refus de se reproduire. Contrairement à la version classique du féminisme libéral qui descend dans la rue, c’est une réaction individuelle et spontanée, comme une grève du sexe ou du mariage, bien plus embarrassante pour le parti. »


Un féminisme d’État sous contrôle

Il faut remonter en 1919 (mouvement du 4 Mai) pour voir apparaître un groupement féministe en Chine, explique Tania Angeloff, professeure à l’université Paris-I Panthéon-­Sorbonne. « Alors que les nationalistes du Kuomintang manquent d’audace, les communistes ont la sagacité de rallier ces femmes à leur cause dès la création du PCC [Parti ­communiste chinois]_, le 1er ­juillet 1921 : dans leur programme, ils inscrivent l’égalité entre les classes, mais aussi l’égalité des sexes »,_ relate l’autrice de La Société chinoise depuis 1949.

Lorsque la République populaire est fondée en 1949, un féminisme d’État voit le jour avec la Fédération nationale des femmes de Chine (FNFC). En 1955, Mao assurait que « les femmes portent la moitié du ciel ». La chercheuse, qui travaille sur les questions de genre en Chine, constate que cette institutionnalisation du féminisme « a clairement œuvré à promouvoir l’idéologie égalitaire entre les hommes et les femmes, au travail et dans la famille, lors du Grand Bond en avant (1958-1961), puis pendant la Révolution culturelle (1966-1976), poussant par exemple à la création d’un grand nombre de crèches ».

Cependant, d’un autre côté, la FNFC, affiliée au PCC, ne peut frontalement s’opposer au régime, contrainte d’épouser le récit du Parti au prix d’une influence politique qui s’étiole au fil des ans.

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