Annie Ernaux : « Je suis la récipiendaire d’un Nobel collectif »
Ce 10 décembre, l’écrivaine prononce son discours du prix Nobel de littérature à Stockholm. Et dans quelques jours sortira sur les écrans Les Années super 8, le film réalisé avec son fils. D’excellentes raisons d’aller rencontrer de nouveau cette année l’une des très grandes autrices contemporaines.
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Vous allez prononcer votre discours de récipiendaire du prix Nobel de littérature le 10 décembre. Vous avez annoncé qu’il serait « engagé », ce qui n’est pas fait pour nous surprendre. Mais, par ailleurs, êtes-vous à l’aise avec cette institutionnalisation ?
Annie Ernaux : Pas vraiment. Je ressens une sorte d’enfermement qui n’est pas du tout agréable, et dont j’espère me débarrasser une fois le discours prononcé. En outre, il y a tout un protocole à respecter : les invités, le costume, les robes longues obligatoires pour les femmes… Je découvre ce rituel qui me paraît d’un autre âge.
C’est une chose à laquelle je n’avais jamais pensé. Parce que je n’avais jamais imaginé qu’un jour le Nobel me serait attribué. J’ai obtenu quelque chose d’immense que je n’ai jamais désiré. J’affronte cet événement avec ce que je suis, d’une manière non conventionnelle, parce que je ne sais pas me glisser dans les conventions. Dans mon discours, je vais essayer de faire passer ce qui est au cœur de mon travail d’écriture.
Obtenir le prix Nobel de littérature, c’est-à-dire la consécration la plus importante qui soit, n’est-ce pas le plus grand écart possible avec son milieu d’origine pour une transclasse ?
Le prix Nobel est une institution et, en tant que telle, elle n’échappe pas aux déterminations sociales. Concernant le Nobel, celles-ci se rapprocheraient davantage de l’aristocratie que de la bourgeoisie. Mais, au risque de me contredire, je dirais tout de même que le prix Nobel transcende les classes.
Est-ce la dimension universelle du prix qui vous fait dire cela ?
Oui, il y a une universalité dans le Nobel qui me touche. Il échappe aux nationalismes. En théorie en tout cas. C’est la dimension la plus impressionnante de ce prix. Et qui donne une résonance mondiale à celle ou à celui qui le reçoit.
Après l’annonce de l’attribution du prix Nobel, vous avez déclaré qu’« une grande responsabilité » vous était donnée afin de témoigner pour la « justesse et la justice ». La réunion de ces deux mots pouvait étonner…
Il y a toute une part dans l’écriture qui échappe à la volonté.
En effet, justesse et justice ne visent pas le même champ. La justesse renvoie à la littérature, à l’écriture. La justice, au monde. En réalité, cette phrase concernait davantage mes engagements publics que l’engagement de moi-même dans la littérature, où la question de la responsabilité se pose différemment puisqu’il y a toute une part dans l’écriture qui échappe à la volonté.
Est-ce ce surcroît de responsabilité qui vous a amenée à participer, dans le carré de tête et aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, à la marche contre la vie chère et l’inaction climatique le 16 octobre dernier ?
J’avais pris cet engagement avant d’avoir le Nobel. J’avais même signé, avec d’autres écrivains, un appel à participer à cette manifestation. Je m’étais sincèrement demandé si c’était ma place. Et, en mon for intérieur, j’avais répondu oui. Ce n’était pas une première pour moi. Lors de la campagne présidentielle de 2017, j’ai participé à une manifestation de soutien à la candidature de Mélenchon et, là encore, j’étais dans le carré de tête.
Les Années super 8, le très beau film que vous avez réalisé avec votre fils David Ernaux-Briot, après avoir été présenté à Cannes et diffusé sur Arte, sort sur les écrans le 14 décembre. Aux yeux de la « jeune femme tout juste trentenaire », pour reprendre vos mots, qui y figure et qui n’avait pas encore publié, la gloire littéraire avait-elle un sens ?
Non, strictement aucun. J’écrivais en cachette et mon désir premier était de terminer mon livre. J’étais dans une nécessité profonde, viscérale, de mettre au jour avec des mots ce qui était mon vécu intérieur, et que je n’avais jamais lu nulle part. Je souhaitais être publiée, mais cela n’allait pas au-delà. J’en avais peur aussi en tant qu’enseignante, épouse et fille. Parce que j’allais livrer des sentiments et des réflexions restés jusqu’ici secrets, ignorés de mon entourage. Je ne pensais même pas, à cette période, que je continuerais d’écrire.
Aviez-vous des engagements politiques ?
J’avais un engagement féministe en faveur de la liberté de l’avortement et de la contraception, d’abord dans le mouvement Choisir, de Gisèle Halimi, puis dans le Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). En province, à Annecy, où j’habitais. J’ai fait aussi partie de l’éphémère Ligue des femmes, de Simone de Beauvoir. J’étais membre également du syndicat le plus à gauche dans l’Éducation nationale, qui était le Sgen. Dans la foulée de Mai 68, je me situais dans la frange des professeurs les plus révolutionnaires. Je me souviens que, dans la salle des profs, on m’avait dit : « Mais vous, vous êtes une rouge ! » (Rires)
Vous citez Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, avec le prix Nobel, vous vous retrouvez dans la même situation que Beauvoir ou Sartre, qui utilisaient leur notoriété littéraire pour intervenir dans le débat public…
Je ne suis pas une intellectuelle, je suis une écrivaine.
Oui. Mais je ne pense pas avoir la même force d’intervention, dans la mesure où, à la différence d’eux, je ne suis pas une intellectuelle, je suis une écrivaine. Ce n’est pas la même chose.
Considérez-vous que Les Années super 8 fait partie de votre œuvre ?
Absolument. Des spectateurs et des critiques ont vu dans Les Années super 8 non pas un prolongement des Années mais un rapport certain avec ce livre. Ma démarche y est la même. Comme dans Les Années – et dans le reste de mon travail –, je ne m’y considère pas comme une personne unique, qui évoluerait au sein d’une famille elle-même fermée au reste du monde.
Ce n’est pas la première fois que vous faites intervenir des images dans votre œuvre. Elles sont présentes dans l’ouvrage que vous avez publié avec Marc Marie, L’Usage de la photo (Gallimard, 2005). Les photographies ont aussi une grande importance dans Écrire la vie, le « Quarto » (Gallimard, 2011) qui rassemble plusieurs de vos livres…
Oui, mais c’est très différent. Les photographies, je les ai choisies. Pour Les Années super 8, le processus a été plus compliqué. Il y a d’abord les images prises à l’époque, dans les années 1970, par mon mari, qui a fait des choix de filmage. On constate notamment qu’il préférait filmer des paysages plutôt que des personnes.
J’ai visionné ces petits films dans leur intégralité – je ne les avais pas revus depuis. Et je notais tout ce qui surgissait en moi. Ensuite, sans plus regarder les images, j’ai rédigé le texte en m’attachant à en faire un récit continu. Puis, à partir du texte, mon fils David Ernaux-Briot a effectué le montage, dont je ne me suis pas mêlée. Je dois avouer que j’ai trouvé cette façon de faire, qui est celle du cinéma, contraignante. La littérature est plus libre.
À propos du travail sur la mémoire, on peut relever une grande différence entre la littérature et le cinéma. Dans l’écriture, parce que la mémoire fonctionne au présent, il existe un rapport étroit entre passé et présent. Dans vos textes, notamment dans le dernier, Le Jeune homme, vous jouez sur ces deux temporalités. Dans le film, il n’y a pas d’images au présent. Toutes datent des années 1970, sont en super 8 et, par leur facture, mettent davantage à distance.
En effet. Une distance qui est accrue par le fait qu’elles sont muettes. C’est comme une autre vie. Par exemple, il y a une scène où mes beaux-parents sont filmés et où ma belle-mère parle. Je me souviens de ce qu’elle a dit à ce moment-là. Mais je ne l’ai pas retranscrit parce que c’est comme si ces phrases et cette scène appartenaient à un ailleurs.
Le super 8 me fait songer à cet épisode dans L’Odyssée où Ulysse descend aux enfers et rencontre des ombres grises, des personnages « toujours enveloppés de brouillards et de nuées ». C’est la vie, mais une autre vie que je vois dans ces images. Et, en effet, la mémoire appliquée à ces images, ce n’est pas la même chose que la mémoire appliquée à des souvenirs.
Quand vous avez revu ces films, qu’est-ce qui vous a surprise ? Qu’aviez-vous oublié ?
J’ai été surprise de me voir si froide et distante. Je ne suis pas sûre que cela corresponde à ce que j’étais en ce temps-là, mais c’est l’image qui m’est renvoyée.
Il y a des détails de lieux que nous avons habités que j’avais oubliés et qui ont alimenté le récit. Par exemple, le regard que je pose sur les objets que nous avons acquis au début de notre mariage. Ces objets signent une classe sociale et des goûts d’époque. J’essaie toujours de situer les personnes qui sont à l’image comme si je ne les connaissais pas.
La caméra super 8 fait partie de ces biens de consommation achetés. Ainsi, le film lui-même existe grâce à ce marqueur social…
Oui. Dans mon souvenir, ces caméras coûtaient cher à l’époque. Or, je m’aperçois que beaucoup de gens ont des archives en super 8. Ce sont souvent des gens dont les parents étaient très férus de cinéma, et dont certains avaient déjà commencé à faire des films de famille. Ce qui n’était pas du tout notre cas.
À ce propos, aviez-vous le goût du cinéma, étiez-vous une cinéphile ?
J’ai toujours eu mes préférences. Quand j’étais jeune, c’était la Nouvelle Vague. J’ai énormément aimé les films de Godard ou ceux d’Agnès Varda. Le néoréalisme italien également. J’ai beaucoup d’affinités avec ce cinéma-là. Mon désir a toujours été de faire quelque chose qui provoque la même sensation. Cela reste valable aujourd’hui.
Ma mère, devant la caméra, a ses gestes naturels. On voit aussi sa façon de sourire. Moi, j’ai toujours l’impression que je pose. Elle, non. Quelque chose me reste de mon corps initial, si je puis dire. C’est frappant dans la scène du mini-golf. Je porte une robe bleue dans laquelle je suis raide, un peu courbée. J’ai des manières brusques.
J’ai des manières brusques. C’est ce qui me reste de mon corps de la classe dont je suis issue.
Cela fait partie de l’inconscient du corps, c’est ce qui me reste de mon corps de la classe dont je suis issue. J’ai su assez tôt qu’il fallait que je me tienne autrement. C’est ce malaise qui se voit. Je crois que ma mère éprouvait un certain plaisir à être filmée. Moi, je n’en ai aucun. Je déteste être filmée.
Les Années super 8 montrent les corps, le vôtre, celui de votre mère. Ils sont très éloquents… On sent dans les scènes de joie du film, en particulier avec les enfants, qu’il y a mise en scène…
Il y a une volonté de créer une fiction familiale. Ce n’est pas la famille réelle. Ce sont des moments où nous sommes bien habillés, des moments de fête. On ne filme jamais une dispute. Ce bonheur en super 8 est inhérent au désir de fictionner sa vie. C’est une fiction collective. Aux antipodes de ce que je fais dans mes livres.
J’ai été surpris par les mots que vous prononcez à la fin : « Retrouver un peu de cette lumière tombée sur le passé, une lumière dorée, celle de l’été indien que chantait Joe Dassin… ». J’ai entendu de la nostalgie dans ces propos…
Pas de la nostalgie, mais une mélancolie. Parce que ce sont mes années de pleine jeunesse. Aussi parce qu’elles correspondent à une espérance. Que nous avons cru accomplie en 1981. On connaît la suite…
Vous vous autorisez rarement l’expression d’un tel sentiment…
Il y a aussi le fait que beaucoup de ceux qui apparaissent dans le film ont disparu : ma mère, mon mari, mes beaux-parents, ma belle-sœur…
Il nous reste à vous souhaiter bon courage pour la cérémonie à Stockholm…
Je vais pouvoir me dire : « Non, tu n’es pas toute seule à Stockholm ! » C’est merveilleux de pouvoir se dire cela !
Merci. Mais, tout à l’heure, je n’ai pas mentionné ce qui a été le plus extraordinaire pour moi au moment de l’annonce du Nobel : c’est de voir tant de personnes heureuses d’apprendre qu’on me l’attribuait ! J’ai eu l’impression de ne pas être seule à le recevoir. J’en ai été bouleversée. Cette joie exprimée par tous ces gens est la plus formidable reconnaissance que je puisse avoir en tant qu’écrivaine. Je ne force pas le trait. Je suis la récipiendaire d’un Nobel collectif. Je vais pouvoir me dire : « Non, tu n’es pas toute seule à Stockholm ! » C’est merveilleux de pouvoir se dire cela !
1974 Publication d’un premier roman, Les Armoires vides (Gallimard).
1983 La Place (Gallimard), prix Renaudot en 1984, marque la transformation de l’écriture de l’autrice
et l’abandon de la forme romanesque.
2008 Les Années (Gallimard).
2022 Prix Nobel de littérature.