Bruce Springsteen : chanteur de soul
Bruce Springsteen replonge dans sa jeunesse avec un album de reprises.
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Only the Strong Survive / Bruce Springsteen / Columbia Records.
Publiée en 2016, l’autobiographie du chanteur s’ouvrait par une phrase qui reste amplement citée : « Dans la ville balnéaire d’où je viens, avec son boardwalk [« sa promenade », NDLR], tout est un peu en toc. Moi, c’est pareil. (1) » Escroc, Springsteen, parce qu’il s’est fait le porte-parole des classes populaires américaines, la voix des travailleurs, alors que lui n’a jamais exercé une autre profession que celle d’artiste.
Born to Run, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Albin Michel, 2016.
Escroc, Springsteen, parce que les personnages qui hantent ses textes ne sont pas nés d’une expérience vécue, mais le fruit de son don pour l’empathie et l’observation. Nombreux sont ses albums qui plongent dans le quotidien des classes populaires américaines, le plus emblématique restant sûrement Nebraska, sorti en 1982, auquel Michaël Bourgatte vient de consacrer une belle étude détaillée aux éditions Densité (2).
Nebraska, Michaël Bourgatte, Densité, 96 pages, 12 euros.
Avec son nouvel album, Springsteen décide d’explorer une autre frange de la population américaine. Cette fois-ci, il n’est plus question des zones industrielles du New Jersey, mais des quartiers africains-américains des grandes villes. Il rend hommage à la soul, une musique qui, insiste-t-il, a bercé son enfance. Sur la côte du New Jersey, en été, les artistes de soul de l’Est et du Midwest jouaient dans les clubs.
Springsteen s’est imprégné de leur musique et il explique que de nombreux musiciens du coin ont été influencés par ces concerts estivaux. Cinquante ans plus tard, la pandémie s’installe et Springsteen est reclus dans sa ferme du New Jersey. Tous les jours, dans son studio, il enregistre, mais il peine à écrire. Il décide alors d’en profiter pour laisser s’exprimer ses talents de chanteur.
Un premier disque est enregistré, mais le « Boss » n’est pas satisfait. Il cherche un nouveau projet et tombe sur le titre Do I Love You (Indeed I Do) de Frank Wilson (1965). Quoi de mieux pour travailler le chant qu’un morceau de soul ? Pour Springsteen, tous les plus grands chanteurs se sont illustrés dans ce genre, et lui souhaite en faire autant.
Arrangements rétro
Quinze morceaux constituent l’album ; des titres méconnus, allant de Only the Strong Survive, de Jerry Butler (1968), qui donne son nom au disque, à When She Was My Girl, popularisé par les Four Tops en 1981, en passant par Nightshift, une chanson des Commodores enregistrée en 1985 en hommage à Marvin Gaye et Jackie Wilson.
Springsteen y pose sa voix sur des arrangements rétro, souvent proches des versions originales, qui laissent la part belle aux orgues d’église, aux chœurs de gospel, aux cordes et aux cuivres. Dans ses hommages, le musicien se permet des clins d’œil à son propre parcours : « Je me souviens des nuits sur la côte », dit-il au cœur de Don’t Play That Song.
Il se plaît à faire sien le répertoire, jouant sur les écarts entre sa voix profonde de rockeur et la légèreté aérienne de la production. Le tout est maîtrisé avec élégance, toujours plaisant, souvent émouvant, bien que parfois un peu trop calibré. Les titres sont courts, puisque Springsteen va jusqu’à reproduire la tradition du fondu en fin de morceau, fréquent dans la soul. Souvent, on se prend à rêver d’un morceau qui tournerait davantage et laisserait s’exprimer plus librement ses différents instruments et couches musicales.
Le tout est maîtrisé avec élégance, toujours plaisant, souvent émouvant, bien que parfois un peu trop calibré.
Pour célébrer la sortie de l’album, le chanteur a offert trois prestations à l’émission américaine « The Tonight Show ». Les morceaux (Turn Back the Hand of Time, Nightshift et Don’t Play That Song) sont disponibles sur internet, et ils valent le détour. Springsteen y apparaît avec un groupe créé pour l’occasion – saxophones et trompettes, chorale, violons, orgue et une basse particulièrement inspirée.
Sur un titre, il convie même The Roots, groupe invité permanent de l’émission, à se joindre à la fête. Pendant près d’un quart d’heure, Springsteen brille en chef d’orchestre et les morceaux prennent une vie seulement effleurée sur l’album. Solos, osmose, force du direct. À 73 ans, Springsteen nous rappelle qu’il est toujours un maître dans l’art de la scène.