De la Syrie à l’Irak, les Kurdes sous les feux croisés turcs et iraniens
Accusés de tous les maux par Ankara et par Téhéran, les partis d’opposition et les groupes rebelles kurdes vivent des heures très difficiles en Irak et en Syrie. Si la « communauté internationale » ne cache pas sa préoccupation, personne ne semble en mesure de mettre fin à un cycle devenu infernal. Décryptage.
Un soulèvement en Iran, un attentat à Istanbul. Si absolument rien ne permet de relier ces deux événements, leurs conséquences, elles, paraissent faire tronc commun. Missiles balistiques et drones kamikazes lancés par Téhéran sur l’opposition kurde iranienne en Irak, avions de chasse et drones armés turcs sur la guérilla kurde en Irak et en Syrie, c’est un véritable déluge de feu qui s’abat au Moyen-Orient sur la plus grande minorité sans État au monde.
Profitant de l’extrême vulnérabilité des États irakiens et syriens, où sont enracinés les partis d’opposition et organisations rebelles kurdes, la Turquie et la République islamique d’Iran semblent avoir trouvé un dénominateur commun à leurs crises internes. Une double offensive qui finit de plonger le peuple kurde dans une nouvelle période sombre de son histoire.
Une menace existentielle pour l’Iran
Secouée par des turbulences d’une ampleur rare depuis son avènement en 1979, la République islamique voit, jour après jour, son soutien populaire s’éroder de manière significative. L’audace de la jeunesse iranienne, désireuse de s’affranchir d’une double main de fer politico-religieuse, a précipité un régime vieillissant dans ses retranchements. S’ensuit un cercle vicieux dans lequel la répression féroce continue d’entretenir la contestation.
Dans ce soulèvement, les régions kurdes d’Iran jouent un rôle central. D’ailleurs, sur site, la réponse iranienne semble sans limites : les quelques images qui nous parviennent des grandes villes kurdes de Mahābād ou de Sanandaj montrent des cités assiégées et une population sous les balles.
Une contre-offensive qui ne s’exerce pas sur le seul territoire de la République islamique. Depuis les premières heures du soulèvement lié à la mort de Mahsa Amini, les partis d’opposition exilés en Irak sont dans l’œil du cyclone. C’est particulièrement le cas de l’organisation communiste Komala, mais surtout du Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI), qui conservent tous deux une très grande popularité dans les régions kurdes d’Iran.
Forts de plusieurs milliers d’hommes et de femmes, le PDKI et Komala ont appelé depuis leurs bases irakiennes à une grève générale au lendemain du meurtre de Mahsa Amini. Très suivie, cette déclaration a fait d’eux une cible de choix. Et, malgré leur faible pouvoir de nuisance, Téhéran a sorti les grands moyens pour les réduire au silence. Une à une, les bases des deux partis en Irak ont été visées par des drones kamikazes ou par des missiles. Ces frappes ont déjà fait des dizaines de morts, de très nombreux blessés, et des dégâts matériels considérables.
Une obsession au croisement d’enjeux internes et externes : le régime iranien, qui n’a eu de cesse de faire « place nette » politiquement, vit très mal la survie de ces partis encore influents, d’autant qu’il voit en eux de parfaits « proxys » à sa frontière pour des puissances étrangères ennemies, les États-Unis en tête.
Conséquence : en plus des pressions exercées sur Bagdad et sur les autorités kurdes d’Irak pour que soient fermées les bases de ces partis, Téhéran brandit la menace d’une offensive terrestre d’ampleur, plongeant la population kurde iranienne en Irak, sans soutien international significatif, dans la terreur.
Erdogan joue sa survie
À quelques dizaines de kilomètres plus au nord, autres acteurs mais un scénario identique : ce sont les bases irakiennes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation classée comme terroriste par Ankara, les États-Unis, et l’Union européenne, qui sont sous le feu des drones et des avions de chasse turcs.
Cette fois-ci, c’est l’attentat survenu le 13 novembre dans la très commerçante avenue Istiklal, au cœur d’Istanbul, qui sert de caution morale. Car, immédiatement, les autorités turques ont affirmé que le PKK avait planifié et mis en exécution la tuerie.
Et qu’importe si le profil de la coupable présumée et le modus operandi ne cadrent absolument pas avec le groupe incriminé, cette version continue de prévaloir. Et ni les démentis du PKK, ni les orientations de l’enquête vers des groupes islamistes rebelles syriens n’ont remis en cause ces accusations.
Depuis des mois, Recep Tayyip Erdogan trépigne d’impatience à l’idée de lancer une quatrième offensive militaire sur sa bête noire.
L’entêtement turc se greffe sur une vieille obsession : réduire à néant l’autonomie gagnée par les organisations sœurs du PKK dans le nord-est de la Syrie, à la faveur de la guerre contre l’organisation État islamique. Depuis des mois, Recep Tayyip Erdogan trépigne d’impatience à l’idée de lancer une quatrième offensive militaire sur sa bête noire ; un projet pour l’heure toujours freiné par un jeu d’alliances complexe au cœur du bourbier syrien.
Erdogan s’est imposé à l’international
Seulement, pour le président turc, le temps presse : à la veille d’une élection présidentielle cruciale, qui se tiendra en juin 2023, Erdogan est en difficulté. Avec une situation économique dégradée, doublé sur sa droite par des partis réputés comme « plus modérés » notamment sur la question des réfugiés syriens, le « Rais » n’a plus que quelques mois pour renverser la tendance.
Ainsi, en repoussant les forces kurdes des confins de son territoire vers le sud et en établissant une « bande de sécurité » sous son contrôle direct, Recep Tayyip Erdogan pourrait mener à bien un vieux projet : replacer dans le nord de la Syrie les millions de réfugiés devenus politiquement encombrants dans son pays. Un changement démographique qui ne dit pas son nom, mais surtout une opération gagnant-gagnant qui, si elle était réussie, pourrait peser au moment de l’élection présidentielle de juin prochain.
Car c’est bien un paradoxe fort : fragilisé en Turquie, Recep Tayyip Erdogan s’est imposé comme un acteur diplomatique incontournable, grâce notamment à son positionnement de médiateur entre l’Ukraine et la Russie. Le conseiller du président russe pour la politique étrangère, Iouri Ouchakov, affirmait d’ailleurs en octobre que les éventuelles négociations entre les deux belligérants « se feraient certainement à Istanbul ou à Ankara ».
Aujourd’hui, la communauté internationale dans sa globalité a besoin du président turc.
Et cela n’a rien d’anecdotique : aujourd’hui, la communauté internationale dans sa globalité a besoin du président turc, qui voit par conséquent sa liberté de mouvement étendue de manière significative.
Un nouveau moment kurde ?
Assiégé par le régime en Iran, en proie à une répression soutenue en Turquie, sous le feu en Irak et en Syrie, le destin du peuple kurde est-il en train de vaciller à nouveau ?
Si l’on en juge par l’érosion du très large soutien international dont les Kurdes bénéficiaient durant la guerre contre l’organisation État islamique, tout porte à le croire. Même les forces américaines, dont une des bases a été visée par une frappe turque à la fin du mois de novembre, ont condamné l’acte du bout des lèvres.
Le général Pat Ryde, missionné par le ministère de la Défense, a indiqué pudiquement que ces attaques « mettaient en danger les troupes américaines » et « qu’elles menaçaient de saper des années de progrès dans la guerre contre l’État islamique ».
Des déclarations timides, d’autant que du côté kurde, le commandement des Forces démocratiques syriennes (FDS) a fait état de plusieurs dizaines d’évasions de familles de djihadistes du camp de prisonniers d’al-Hol, à la suite de frappes turques. Lors de la dernière opération turque en octobre 2019, près de 750 personnes liées à Daech avaient pu s’échapper des camps de rétention selon différentes sources.
Isolés, les Kurdes sont-ils réduits à voir l’histoire se répéter ? Sur le terrain, ils semblent s’y préparer. De l’Irak à la Syrie, toutes les forces sont sur le qui-vive. Une situation anxiogène mais pas exceptionnelle : bouc-émissaire de pouvoirs en difficulté, variable d’ajustement pour les grandes puissances régionales, le peuple kurde a appris, dans sa longue histoire, à ne compter que sur lui-même. Ce lourd contexte leur laisse un goût amer et beaucoup de questions. Et si le pire était encore à venir ?