La lutte électrique du peuple kali’na en Guyane française
Il se bat contre l’installation d’une centrale dans le village amérindien Prospérité. Une délégation est venue à Paris pour tenter de trouver des soutiens politiques à l’Assemblée nationale.
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« Nous ne sommes pas contre le projet de centrale, ni contre l’électricité. Nous sommes contre le choix de son emplacement sur nos terres ! » clame inlassablement Roland Sjabere, le yopoto (chef coutumier) du village amérindien Prospérité en Guyane française. Un refrain qu’il répète depuis que le projet de Centrale électrique de l’Ouest guyanais (Ceog) est venu aux oreilles des habitants du village, il y a trois ans.
Accompagné de la militante associative Mélissa Sjabere et de Christophe Yanuwana Pierre, membre de la Jeunesse autochtone de Guyane, le chef coutumier a fait le déplacement jusqu’à Paris pour tenter de médiatiser leur lutte et de trouver des soutiens politiques à l’Assemblée nationale.
Le projet Ceog a été lancé en 2016, sous le quinquennat Hollande, par la ministre des Outre-mer, Ericka Bareigt. Dans cette partie de la Guyane où les coupures d’électricité sont fréquentes, la future centrale prévoit d’approvisionner 10 000 foyers sur vingt-cinq ans. L’électricité sera produite grâce à des panneaux photovoltaïques et un système de stockage de l’énergie par hydrogène.
Le fonds d’investissement Meridiam détient 60 % et la Société anonyme de la raffinerie des Antilles 30 %.
« Une première mondiale », selon Hydrogène de France (HDF), chargé du dossier et investisseur à 10 % (1). Une innovation technologique qui permettrait de respecter les objectifs de la loi sur la transition énergétique de 2015 : l’autonomie énergétique à l’horizon 2030 pour les territoires ultramarins.
Le terrain de 140 hectares choisi par les autorités appartient à l’État et est géré par l’Office national des forêts, car il se situe au cœur de la forêt équatoriale, à une dizaine de kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni. Ces terres sont utilisées et revendiquées depuis des décennies par le peuple kali’na, qui vit au village Prospérité, à 2 kilomètres seulement des futures infrastructures électriques.
Le village interagit avec l’espace forestier.
« Le village n’est pas juste un espace d’habitations, il interagit au quotidien avec l’espace forestier : on y prélève de quoi se nourrir, se soigner, c’est un espace de loisirs pour les enfants, un espace de transmission des valeurs et des traditions. Si on vient à manquer de forêt et d’accès à l’eau, c’est l’âme du village qui commencera à mourir. Et nous serons obligés de nous tourner vers la ville, un modèle de vie qui nous ressemble moins », explique Roland Sjabere.
Bataille judiciaire
Ceog ayant obtenu toutes les autorisations, les premiers travaux ont débuté en octobre dernier et 16 hectares ont déjà été défrichés. « L’ambiance de la forêt a déjà changé. On n’imagine pas ce que ce sera quand les 78 hectares auront été arrachés », ajoute le yopoto. Pour défendre leur mode de vie et leurs droits, les Kali’na ont organisé des mobilisations sur le terrain. Des villageois se sont opposés physiquement aux tractopelles de déboisage, ont bloqué les entrées du chantier et lancé un ultimatum à la société pour qu’elle enlève sa base vie.
Depuis un an, les tensions s’intensifient et la résistance se radicalise. Face au mouvement de contestation, la répression par les forces de l’ordre se généralise. En octobre, quinze fourgons de gendarmes mobiles sont arrivés au village pour embarquer Roland Sjabere et deux autres personnes, qui sont restés en garde à vue pendant de longues heures.
On réfléchit aux manières de redonner un peu de vie aux espaces déforestés.
L’arrestation du chef coutumier a déclenché une vague générale d’indignation. En réaction, les opposants ont réinvesti les lieux du chantier. « On a commencé à démonter le site, sans violence, avec l’aide de nombreux militants, accompagnés de musique, de danse, et on a installé des petits campements. C’est désormais le prolongement du village, on réfléchit aux manières de redonner un peu de vie aux espaces déforestés », raconte Roland Sjabere.
Parallèlement, la bataille judiciaire tente aussi de faire arrêter le chantier. En mars, les associations Maiouri Nature Guyane, Village Prospérité, Kulalasi et l’Association pour la protection des animaux sauvages sont allées devant la justice pour réclamer que le préfet mette en demeure la société Ceog de déposer une demande de dérogation à la protection des espèces susceptibles d’être impactées. Le tribunal administratif les a déboutées, confirmant l’autorisation environnementale comme définitive et suffisante.
L’opossum aquatique, un enjeu
Le 17 novembre, l’Association nationale pour la biodiversité et l’association Village Prospérité ont déposé plainte devant le tribunal judiciaire de Cayenne à l’encontre de Ceog pour dégradation de la faune, de la flore et du milieu aquatique et pour non-respect des mesures de protection environnementale. Elles s’appuient notamment sur l’étude écologique menée en 2018 par le bureau d’études Biotope pour Ceog.
Celle-ci montre par exemple la présence de 165 espèces d’oiseaux, dont une trentaine sont protégées, comme le butor zigzag, l’ibis vert, le grallaire roi ou le râle kiolo, dont la plupart se reproduisent sur ce site. Parmi les mammifères non volants présents sur la zone, l’opossum aquatique – aussi appelé yapock – présente un « enjeu très fort » de par sa rareté, et parce qu’il est « menacé par la perturbation des milieux aquatiques qu’il fréquente ».
« L’opossum aquatique chasse à vue des petits poissons, des crustacés ou des mollusques, donc il a besoin d’une eau très claire. Si les cours d’eau sont trop impactés, cela remettra en cause la conservation de l’espèce localement et dans toute la Guyane. Or nous avons constaté que les premiers travaux de défrichement ont engendré une grosse turbidité des cours d’eau lorsqu’il pleut, c’est-à-dire quasiment tous les jours, commente Pierrot Pantel, ingénieur écologue et chargé de mission juridique à l’Association nationale pour la biodiversité. Cette pollution de l’eau, à cause des sédiments et du sable venant du chantier, empêche l’opossum de chasser, est abrasive pour les branchies des poissons, asphyxie les alevins et finalement étouffe tout le milieu », précise-t-il.
Dans le dépôt de plainte que Politis a pu consulter, de nombreuses photos prises entre le 10 et le 13 novembre montrent le ruissellement d’eau chargée en terre depuis les zones déboisées jusqu’aux cours d’eau naturels.
Vision du monde
Le choix du site pour la centrale électrique, censée fonctionner à partir de 2024, pose de nombreuses questions. D’abord parce qu’il est dans le périmètre du parc naturel régional de Guyane et de la zone naturelle d’intérêt écologique, floristique et faunistique (Znieff) de la crique Sainte-Anne. Ceog assure que l’emplacement ne concerne pas la forêt primaire, seulement « une forêt secondaire, précédemment exploitée et éloignée des habitations ».
Cette forêt fait partie de notre identité.
Des arguments qui ne cessent d’étonner les Kali’na. « Ce classement de la nature, ce rapport au vivant, n’est pas en adéquation avec notre vision du monde. Même si ce n’est pas une forêt primaire comme l’entreprise ou l’administration française l’entendent, c’est une forêt qui doit être préservée. Nos enfants y grandissent, nous y trouvons beaucoup de richesses qui nous évitent une grande précarité », assène le chef coutumier amérindien. « Cette forêt fait partie de notre identité », plaident les représentants des villageois.
L’autre grand point de friction est la question du foncier et de l’appartenance des terres. En 2017, l’État avait signé un accord promettant l’attribution de 400 000 hectares aux Amérindiens de Guyane, mais cette redistribution territoriale reste dans le flou. Voilà plus de trente ans que le village amérindien de Prospérité demande que les terres concernées par le projet de Ceog soient classées comme zone de droit d’usage collectif.
Une avancée a été obtenue dans ce dossier en 2021, mais Ceog avait déjà tous les feux verts pour lancer la centrale. « HDF a obtenu toutes les autorisations en un ou deux ans. Cette lutte met le doigt sur des malaises institutionnels profonds, sur des modèles de gestion de territoire opposés, sur la question de l’indivision des terres, des propriétés collectives. Elle pose la grande question de la reconnaissance des droits des peuples autochtones », résume Christophe Yanuwana Pierre.
Depuis le début de la colonisation, nous avons été maltraités, déplacés, parqués.
Le chef Roland Sjabere est déterminé à gagner ce combat et à rétablir un dialogue respectueux d’égal à égal, et non de dominants à dominés : « Depuis le début de la colonisation, nous avons été maltraités, déplacés, parqués. Aujourd’hui, nous avons l’impression de nous faire encercler, que les politiques d’aménagement du territoire veulent isoler les villages les uns des autres par des parcelles agricoles, des projets divers… Nous continuerons à défendre nos terres et notre vision de la Guyane et de l’Amazonie ! »
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