La Suède rattrapée par la précarité énergétique

Champion de l’énergie décarbonée et bon marché, le pays a minoré l’effort d’isolation thermique des logements. Avec la crise énergétique en Europe, les plus modestes peinent désormais à se chauffer.

Emma Bougerol  • 14 décembre 2022 abonnés
La Suède rattrapée par la précarité énergétique
La tour torse de Malmö en Suède.
© CC0 / Pxhere.com

Energifattigdom : comprendre « précarité énergétique », en langue française. Cela fait plusieurs décennies que l’on n’a pratiquement pas entendu ce terme dans la bouche des Suédois. Un grand absent du débat public. En Europe, la Suède a longtemps fait figure d’exemple pour sa politique énergétique dans le secteur du bâtiment.

« En Scandinavie, le climat est plus rude. Je pense que ça explique en partie l’attention que nous portons au chauffage de nos intérieurs », commente laconiquement Veronica Koutny Sochman, directrice de Swedisol, groupement de fournisseurs de laine minérale.

Mais la Suède ne doit pas seulement cette attention aux températures basses. La tradition sociale-démocrate du pays a habitué ses habitants à l’intervention de l’État. La manière dont les Suédois se chauffent et consomment de l’électricité en fait partie. La prise en main résolue de la question de l’énergie commence dans les années 1970, quand le gouvernement décide de verdir ses approvisionnements. Le pays est très dépendant du pétrole, mais n’a aucune réserve sur son territoire, ce qui le rend particulièrement sensible aux variations de prix du marché.

Le choc pétrolier de 1973 pousse le Premier ministre de l’époque, Olof Palme, à chercher des alternatives. « Le temps où l’accès croissant à l’énergie pouvait être considéré comme acquis est révolu », écrit le gouvernement dès 1975. Deux fronts s’ouvrent alors : l’amélioration de l’isolation thermique des bâtiments et le développement des énergies renouvelables.

Les pouvoirs publics décident alors de renforcer les normes d’isolation pour les bâtiments neufs. Une étude française du Haut Conseil pour le climat note que, « dès 1978, [ces normes] étaient déjà très importantes, et d’ailleurs assez proches de la norme française pour le neuf selon la réglementation thermique de… 2012 (1) ».

Le pays développe des réseaux de chauffage collectifs, gérés par des entreprises municipales, principalement à destination des habitats partagés, comme les immeubles. Le risque de précarité énergétique y est considérablement réduit : la chaleur délivrée aux logements est déterminée de manière centralisée, et les charges afférentes sont comprises dans le loyer.

Pionnier de la taxe carbone

Dans ce pays forestier, les combustibles qui alimentent ces réseaux sont fréquemment issus de résidus de l’exploitation du bois, ou de flux de chaleur résiduelle qui proviennent de processus industriels. En 2021, l’approvisionnement de ces réseaux était couvert pour plus de la moitié par ce recyclage, à 40 % par des énergies renouvelables, et pour seulement 2 % par des énergies fossiles. Les autres types d’habitats se chauffent en général au bois, mais aussi par des pompes à chaleur fonctionnant à l’électricité, elle aussi principalement issue de sources renouvelables.

Plus de cinq décennies après le choc pétrolier, le pari énergétique d’Olof Palme est une réussite : l’énergie de chauffage des foyers suédois ne dépend plus du pétrole. Ce succès est dû en grande partie à des politiques incitatives. En 1991, la Suède est l’un des premiers pays d’Europe à mettre en place une taxe carbone, qui pénalise l’usage des fossiles face aux renouvelables.

« Agir sur les prix est un moyen efficace pour impulser un changement dans le domaine de l’énergie », souligne Katarina Luhr, porte-parole des questions de logement pour le parti écologiste suédois, Miljöpartiet.

Le gouvernement verse aussi des primes pour faciliter le changement de système de chauffage, et a mis en place un réseau d’agences de conseil gratuit auprès des particuliers, des associations et des petites et moyennes entreprises pour verdir leur consommation et engager des rénovations énergétiques. Cependant, la responsabilité d’entreprendre et de financer les travaux relève d’une démarche individuelle. Et malgré cette politique volontariste, la consommation des foyers n’a que faiblement diminué, relèvent certains observateurs.

Comme se chauffer ne coûtait pas cher, les actions entreprises pour réduire la consommation d’énergie n’ont pas été suffisantes.

Durant des décennies, l’électricité a gardé un prix relativement bas en Suède. D’un point de vue social, « la question de l’accès à l’énergie se posait peu, comparée au prix de la nourriture ou d’autres biens de consommation, explique Katarina Luhr. Comme il ne coûtait pas cher de se chauffer, les actions entreprises pour réduire la consommation d’énergie, particulièrement ces dernières années, n’ont pas été suffisantes ». Et la menace de la précarité énergétique n’a été traitée qu’à la marge, alors que les habitations et les locaux commerciaux consomment près de 40 % de l’énergie suédoise.

En un an, les prix ont plus que doublé

La conjoncture s’est fortement retournée depuis la pandémie de covid puis la guerre en Ukraine. Sur les marchés de l’énergie, la flambée des prix (électricité comprise) n’épargne pas la Suède, intégrée au marché européen de l’énergie. Comme partout en Europe, des records de hausse sont battus de mois en mois. En un an, les prix de l’électricité ont plus que doublé partout dans le pays. Et tout décarboné qu’il soit, son approvisionnement ne garantit plus la sécurité énergétique des foyers suédois.

Si bien qu’en septembre dernier, lors de la campagne des élections législatives et locales, la question de la précarité énergétique s’est brutalement invitée dans le débat public. Selon l’Observatoire européen de la précarité énergétique (Energy Poverty Advisory Hub), le pourcentage des foyers suédois « en retard pour payer leurs factures d’énergie » et « dans l’incapacité de chauffer correctement leur habitation » oscille entre 2 et 3 % depuis une décennie.

Un taux faible, l’un des plus bas de l’Union européenne, mais très probablement sous-estimé, selon une étude suédoise de 2021 (2). Le document alertait déjà sur la vulnérabilité des foyers composés de personnes seules de plus de 65 ans ou de mères célibataires, dans un contexte d’augmentation des inégalités et des prix de l’énergie – même s’il reste difficile d’estimer la part de la population qui ne pourra plus se chauffer convenablement cet hiver.

2

« Energy Poverty in Sweden », Jenny von Platten, 2021.

En effet, souligne l’autrice de ce rapport, le pays manque de données sur la précarité énergétique, ayant fait de longue date le choix de ne pas isoler le sujet des autres questions de vulnérabilité sociale. « Alors que l’augmentation des prix de l’énergie fait l’objet de débats, le risque croissant de pauvreté énergétique est rarement reconnu », souligne l’étude. Pas de reconnaissance, pas de chiffres, ni même de politiques dédiées.

L’une des solutions consisterait à aider directement les foyers à mieux s’isoler, selon Katarina Luhr : « Maintenant que les prix ont monté, les gens sont de plus en plus ­volontaires pour rénover. C’est à l’État de les y aider, pour qu’ils ne soient pas seulement à l’abri pour cet hiver, mais aussi pour les suivants. » Le principal syndicat des patrons abonde, estimant que 10 milliards d’euros, « pourraient être économisés en réduisant les pertes d’énergie dans les immeubles d’habitation ».

Relance du nucléaire

Mais c’était sans compter l’arrivée au pouvoir de la droite, associée à l’extrême droite. Le nouveau gouvernement se montre frileux dès lors qu’il est question d’intervention de l’État. Un signal préoccupe fortement : pour la première fois depuis 1987, le pays n’a pas de ministère de l’Environnement, réduit à un simple secrétariat d’État.

Face au défi de l’augmentation des prix, le gouvernement suédois semble vouloir répondre par plus d’électricité, via une relance du nucléaire, au détriment d’un effort conséquent sur la rénovation du bâti pour réduire les consommations.

Avant même que ne s’annoncent les rigueurs de l’hiver, plusieurs gouverneurs de comtés du sud du pays alertaient dans la presse suédoise, en octobre dernier, sur le risque que présente pour les foyers pauvres la crise énergétique qui monte. En réponse, les institutions ont prévu d’aider certains foyers à payer leurs factures.

Une mesure d’urgence qui fait l’impasse sur le long terme. Energifattigdom : le terme pourrait bien connaître un regain de popularité dans le débat public, ternissant le bilan d’un pays premier de la classe européenne pour la décarbonation de l’énergie de chauffage.

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Société
Publié dans le dossier
Qui pourra se chauffer en 2023 ?
Temps de lecture : 7 minutes

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