« La valeur accordée à la parole des policiers se détériore »

Loïc Pageot est vice-procureur de Bobigny, en charge des dossiers mettant en cause des policiers. Affecté depuis douze ans dans la 2e plus grande juridiction du pays, il évoque, sans langue de bois, la gestion de ces dossiers complexes.

Nadia Sweeny  • 7 décembre 2022 abonnés
« La valeur accordée à la parole des policiers se détériore »
Loïc Pageot, vice-procureur de Bobigny, en décembre 2021.
© JULIEN DE ROSA / AFP

Pourquoi est-ce toujours un vice-procureur ou, dans les plus petits parquets, le procureur lui-même qui traite directement les affaires qui mettent en cause les policiers ?

Loïc Pageot : Ce sont des dossiers sensibles. Le parquet est en lien avec les policiers quotidiennement. De par mon statut de vice-procureur en charge des dossiers mettant en cause les policiers, je ne prends pas de permanence générale, je n’ai donc pas de contact quotidien avec les policiers sur les affaires quotidiennes. C’est l’objectif d’avoir une personne dédiée. En revanche, je suis en contact régulier avec la hiérarchie locale.

Une hiérarchie qui est d’ailleurs très rarement – pour ne pas dire jamais – mise en cause.

C’est le principe de la responsabilité pénale : elle est individuelle. Un policier qui dérape est seul responsable. Mais il y a de vrais problèmes de structures dans la police : on a désordonné les corps intermédiaires d’encadrement. Les équipes sont en roue libre. Le commissaire est de plus en plus déconnecté de ses policiers et n’est pas toujours au courant de ce qu’il se passe dans son commissariat. Je me souviens d’une affaire où des équipes allaient sur le secteur du commissariat voisin sans que personne ne s’en rende compte. 

Il y a de vrais problèmes de structures dans la police : on a désordonné les corps intermédiaires d’encadrement.

Les jeunes policiers arrivent directement de l’école, ne sont souvent pas originaire de la région, ont des problèmes de positionnement, de formation, ils utilisent des armes intermédiaires sans y être bien formés. J’insiste souvent dans mes réquisitions sur les responsabilités de l’encadrement ce qui justifie aussi, de mon point de vue, que parfois on ne peut pas non plus trop pénaliser les policiers.

Ces problèmes d’encadrement affaiblissent vos réquisitoires. N’est-ce pas une forme de connivence ?

Je ne considère pas avoir de connivence avec la police. Je ne reçois aucune demande des commissariats. Je travaille seul et ne rends compte qu’au procureur et au procureur général des dossiers les plus importants. J’ai une réputation de sévérité auprès des policiers du département mais en justice, on tient compte des antécédents judiciaires et la plupart des policiers n’en ont pas. Dans 90% des cas, je requiers l’interdiction d’exercer. Parfois, elle est contournée par l’administration. Il n’est pas à exclure qu’il y ait des problèmes de communication des décisions mais je n’ai pas de pouvoir sur le ministère de l’Intérieur.

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On note souvent dans les dossiers de violences policières l’absence de poursuite pour faux en écriture public, souvent corolaire des violences policières. Pourquoi ?

Parfois, le faux est flagrant et d’autres fois, il est dû à un procès-verbal écrit à la hâte. Il faut savoir déterminer ce qui est de l’ordre du mensonge réel, du bâclage d’une procédure. Il existe un certain nombre de situations où ce ne sont pas des faux.

Mais quand ces infractions sont poursuivies, elles le sont en correctionnelle…

Aujourd’hui, on poursuit principalement en correctionnelle car les assises sont surchargées – y compris les procès qui mettent en accusation les policiers. Notre priorité, ce sont les audiences des accusés placés en détention provisoire. Il faut savoir que la durée d’une information judiciaire est généralement de moins de deux ans, voire 6 à 8 mois après réception d’une enquête IGPN. Si on veut aller devant une cour d’assises, on entre dans un procédé qui va durer 6 à 7 ans. Il y a une correctionnalisation d’opportunité et il faut faire des choix.

Le vol à main armée à Bobigny passe même en comparution immédiate. Et dans le même temps, cette mécanique nous pousse à dire à des victimes : « Si vous voulez que ça soit jugé rapidement, il faut transformer le viol dont vous avez été victime en agression sexuelle. »  Ça me choque. Nos capacités d’audience sont sans rapport avec nos besoins. Si en plus, on alourdit les audiences avec un risque de relaxe, on y réfléchit à deux fois. C’est une politique générale : la réponse pénale est dégradée. Nous ne sommes pas à la hauteur de ce que nous devrions être. Pour les policiers, c’est pareil.

Le ministère de la Justice refuse de communiquer sur les suivis judicaires de ces dossiers. Qu’en pensez-vous ?

Nos dirigeants refusent même de parler de violences policières ! Moi, j’emploie ce terme sans problème. Ça ne veut pas dire que toute la police est violente mais les violences policières sont une réalité. En 2020, le ministère nous a demandé des chiffres de traitement judiciaires des plaintes pour violences policières. Cela faisait suite au mouvement des Gilets Jaunes.

Toute la police n’est pas violente mais les violences policières sont une réalité.

Or nos outils sont tellement obsolètes qu’il est difficile de renseigner les détails de situations car tout est inclus dans la grande famille des « violences aggravées ». Il n’y a même pas le détail des « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique ». Si on veut des statistiques, on doit faire le tri manuellement. On avait le même problème avec les violences conjugales.

Quels sont les chiffres en Seine-Saint-Denis ?

J’ai une audience correctionnelle par mois pendant laquelle mes dossiers sont jugés. Une cinquantaine de policiers sont mis en cause chaque année, toute infraction confondue. En 2020, 24 affaires ont été jugées, dont 12 pour violences. Elles ont été sanctionnées de peines d’emprisonnement assorties pour la plupart du sursis – lié à l’absence d’antécédents – allant de 4 à 9 mois, et d’interdictions professionnelles allant de 1 à 2 ans. Deux affaires ont été sanctionnées d’emprisonnement ferme. En 2021, 42 affaires jugées dont 21 pour violences. J’ai entre 330 et 350 dossiers ouverts pour tout type de fait car il y aussi beaucoup de petite corruption et d’utilisation illégale de fichiers. 

Les services enquêteurs sont réputés plus durs avec les policiers corrompus qu’avec les violents. L’avez-vous constaté ?

Je n’ai jamais eu la sensation d’une complaisance de l’IGPN envers les policiers. Quand un policier est mis en cause pour des violences, il a généralement un grand soutien des syndicats, des collègues et parfois même du commissaire. Quand il s’agit de corruption, il n’y a personne car il y a peu de place au doute. Entre la corruption et les violences policières, le cursus d’appréciation est différent.

Sur les violences, il faut établir le caractère illégitime car la police a le droit d’utiliser la violence, par exemple, pour se défendre. Les vidéos nous ont beaucoup aidés. Je ne poursuis d’ailleurs quasiment que là-dessus. La difficulté réside dans l’évaluation de la peine, qui peut être appréciée en fonction de l’existence ou non de violences préalables contre la police.

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Les policiers portent souvent plainte pour outrages et rébellion afin de rendre légitime des violences. Comment les recevez-vous ?

Je classe sans suite beaucoup de plaintes de policiers pour outrages et rébellion.

Je classe sans suite beaucoup de plaintes de policiers pour outrages et rébellion. Quand je vois que la personne interpellée finit avec plus d’ITT que le policier, j’ai forcément un doute. Avant, la parole d’un policier avait une très grande valeur. Aujourd’hui, les choses changent. Avec l’arrivée des vidéos et la confrontation au fait qu’il peut y avoir une grande différence entre la vérité filmée et le témoignage de policiers, la confiance dégringole. On constate une détérioration de la valeur de la parole des policiers pour la justice.

Il existe aussi un classement sans suite concernant la police, dit « 61 » pour « autre type de poursuite », notamment quand il y a, en parallèle, des sanctions administratives. Est-ce justifié ?

Je ne pratique quasiment jamais de classement « 61 » car l’administration attend souvent que le judiciaire aboutisse pour récupérer l’enquête et s’en servir au niveau administratif. Mais si la procédure judiciaire est classée par ailleurs, elle n’est pas communicable à l’administration. 

Les parquets ont aussi un pouvoir de notation des policiers. L’utilisent-ils vraiment ?

Le parquet ne note que les officiers de police judiciaire (OPJ). On ne les connaît pas tous – et c’est tant mieux. Cette note se fait sur proposition du chef de service. Mais personnellement, je ne crois pas trop à la notation dans la fonction publique : il y a des jeunes arrivés qui sont très performants mais on les sous-évalue au prétexte qu’ils viennent d’arriver. En revanche, quand il y a condamnation, je fais systématiquement verser la décision au dossier du policier. Mais le parquet général peut toujours retirer l’habilitation OPJ.

Quelles sont les évolutions que vous avez constatées en matière de judiciarisation des violences policières ?

Je traite plus de dossiers qu’avant. La vidéo a clairement permis d’augmenter le nombre de poursuites. Il y a aussi un changement de mentalités dans la maison. Les commissaires mettaient beaucoup le couvercle sur les dérives de policiers. Aujourd’hui on a une nouvelle génération certes, moins connectée avec ses troupes mais qui a beaucoup plus tendance à utiliser l’article 40.

La vidéo a clairement permis d’augmenter le nombre de poursuites.

Avant rien ne filtrait, aujourd’hui il y a de très belles affaires grâce aux commissaires. Mais ils s’exposent ainsi à une confrontation très dure avec les syndicats de police qui ont un pouvoir excessif sur les notations, les mutations, les grades, etc. Les ministres de l’Intérieur ont une trouille bleue des syndicats. Ça explique le pas de deux effectué par le Président et le ministre de l’Intérieur sur la notion de violences policières.

Police / Justice
Publié dans le dossier
Violences policières, tabou judiciaire
Temps de lecture : 9 minutes

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