Erige Sehiri : « Un faux jardin d’Éden »
Installée en Tunisie depuis la révolution de 2011, Erige Sehiri a réalisé et produit des documentaires avant de se lancer dans un premier long-métrage de fiction, Sous les figues. Une réussite.
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Présenté à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs (lire notre critique), Sous les figues, le premier long-métrage de fiction d’Erige Sehiri, a grandement séduit ses spectateurs. Huis clos en extérieur, il montre avec subtilité des femmes, jeunes et moins jeunes, en proie à la domination sociale et masculine – incarnée par un patron peu expérimenté –, mais indociles.
Les garçons employés eux aussi au champ de figuiers ne sont pas forcément mieux armés, tandis que les relations filles-garçons (incarnés par des actrices et des acteurs non professionnels tous formidables) constituent le cœur de ce film qui représentera la Tunisie à la prochaine cérémonie des Oscars. Rencontre avec la plus tunisienne des cinéastes françaises.
Née en France il y a une trentaine d’années, vous vous êtes installée en Tunisie au moment de la révolution de 2011. Dans quelles circonstances ?
J’étais journaliste. Dès les premiers soulèvements, je suis partie pour voir ce qui se passait et faire des reportages. Alors que ma carrière comme correspondante pour les chaînes françaises aurait pu prendre son envol, j’ai décidé que je voulais faire du cinéma. J’ai écrit un premier documentaire, dont j’ai envoyé le projet au cinéaste palestinien Raed Andoni – parce que son film Fix Me (lire notre article) m’avait enthousiasmée.
Grâce à lui et à la productrice Palmyre Badinier, le film s’est fait et a bénéficié d’une coproduction avec Arte. Il a pour titre Le Facebook de mon père. J’ai ensuite créé en Tunisie une société de production de documentaires. J’ai coproduit mon documentaire suivant, La Voie normale, et ma première fiction, Sous les figues.
Peut-on faire des films en Tunisie avec une production majoritairement tunisienne ?
C’était un film à faire, pas un film à financer.
À la condition que le budget soit très réduit. C’est le cas pour Sous les figues. Qui, en outre, n’a pas reçu l’avance sur recettes du CNC. Sous les figues a été financé par du mécénat, la famille et les amis. Qui aurait, a priori, produit un tel scénario : des gens parlant sous des arbres pendant une heure et demie ? C’était un film à faire, pas un film à financer. Nous l’avons écrit rapidement pendant la récolte des cerises, quatre mois avant celle des figues.
Pour moi, il y avait urgence. Il a fallu tout préparer, trouver les acteurs et l’argent pendant ce court laps de temps. C’est pourquoi nous ne sommes pas passés par les canaux habituels de financement. Nous avons eu des aides à la postproduction une fois que les images ont été montrées. Du coup, la coproduction française est arrivée presque à partie égale, mais a posteriori. C’est rare, et je suis fière de cela.
Vous vous sentez tunisienne ?
Ce sont mes frères qui me rappellent que, quand même, je suis française, que j’ai grandi ici et que j’aurais sans doute des choses à dire sur la France. Mon parcours de cinéaste s’est construit en Tunisie. C’est ce pays qui m’a inspirée. Je porte même ses couleurs puisque je représente la Tunisie aux Oscars.
Cela montre que le Sud peut être vecteur d’opportunités. Mon père a émigré en France dans les années 1960, pour travailler, et ma mère quelque temps plus tard. Il est issu du village où nous avons tourné Sous les figues, Kesra, dans le nord-ouest de la Tunisie.
Pensez-vous que le film aurait été très différent s’il avait été tourné avant la révolution ?
Le film n’aurait pas été différent du tout au tout. La récolte des figues est ancestrale. En outre, les campagnes étant oubliées, il va falloir du temps pour qu’un changement y intervienne structurellement. Le film raconte que, de ce point de vue, rien n’a changé. Mais, humainement, les rapports entre les filles et les garçons, et entre les jeunes filles et les femmes, ont changé. La liberté de parole et de ton qu’on entend dans le film n’était pas aussi grande avant la révolution.
Le film repose sur le principe audacieux du huis clos, sur une journée et en plein air. Ce pourrait être pesant et c’est tout le contraire…
Nous avions, la cheffe opératrice et moi-même, l’idée d’une forme de chorégraphie. On passe d’un personnage à l’autre, d’un arbre à l’autre. La caméra était sans trépied. Cela crée cette légèreté dont on avait besoin. J’ai pensé au huis clos parce que les journées des travailleurs et des travailleuses dans ces champs se ressemblent. C’est simplement une journée de plus.
Comme pour beaucoup de gens qui travaillent, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’une journée qui ressemble à toutes les autres ? À partir de là, j’ai tissé de petits drames possibles, tous tirés de témoignages réels. Je n’avais plus besoin d’un suspense, d’une histoire spectaculaire. L’important, c’était de donner cette sensation de vie ensemble, de vie d’un groupe. Dans la réalité, cette ambiance compense, en partie, la dureté du travail.
Les figuiers protègent du soleil en même temps qu’ils occultent la vue dégagée du ciel. C’est protecteur et étouffant…
C’est un faux jardin d’Éden. Les arbres sont splendides, il y a une belle lumière, le fruit est magnifique – c’est un fruit défendu, il est interdit de manger les figues récoltées –, mais il n’y a pas d’horizon. Ces jeunes sont dans une sorte de douceur à la tunisienne, mais la société reste étouffante pour eux.
Sous les figues n’est pas un film de gynécée : vous avez intégré des garçons parmi les cueilleurs. En outre, la délicatesse des rapports amoureux, clandestins ou empêchés, et la subtilité des dialogues font songer au cinéma d’Éric Rohmer…
Les femmes, en proie au système patriarcal, prennent plus d’ampleur parce que ce sont les invisibles que je voulais mettre en lumière. Mais j’espère que le film va plus loin que cela. Sous les figues porte un regard sur les relations entre les filles et les garçons. Et il n’y a vraiment pas d’uniformité de ce point de vue. Certains des garçons sont sensibles, très touchants. En écrivant leurs personnages et lorsque je les ai filmés, je les ai aimés exactement comme les filles. Rohmer aime ses personnages à égalité, hommes et femmes. Je crois que j’ai cela en commun avec lui.
Rohmer aime ses personnages à égalité, hommes et femmes. Je crois que j’ai cela en commun avec lui.
Les jeunes filles ont en face d’elles des femmes d’âge mûr qui n’ont pas toutes choisi leur mari et qui, en outre, sont obligées de travailler aux champs dans des conditions difficiles. Y a-t-il un effet miroir entre ces deux générations ?
Les jeunes filles sont tellement modernes qu’il est probable qu’elles n’auront pas la même existence que ces femmes. Mais, tout de même, ce n’est pas complètement exclu. Ça marche aussi dans l’autre sens. Layla, qui raconte qu’elle n’a pas pu épouser l’homme qu’elle aimait, porte sur ces filles un regard chargé de tendresse en se disant qu’elle aussi est passée par là. Mais les jeunes filles aujourd’hui sont connectées, sont sur les réseaux sociaux, savent ce qu’il se passe, font partie d’un monde globalisé ; elles ne sont pas seulement les filles de Kesra.
Pourquoi vous intéressez-vous autant à la question du travail, qui se trouvait déjà dans votre documentaire La Voie normale ?
Je ne le sais pas moi-même. Ça vient sans doute en partie de mon père, pour qui le travail était très important. Les gestes du travail m’émeuvent. Je considère aussi le temps considérable qu’on y passe et les relations qu’on y entretient. Pour autant, si les gestes du travail déterminent beaucoup ce que nous sommes, nous ne sommes pas définis uniquement par notre position sociale et par notre métier. Je suis donc tout autant intéressée de voir comment on peut s’en libérer.
Les gestes du travail déterminent beaucoup ce que nous sommes.
Peut-être aussi parce que le cinéma ne montre pas beaucoup le travail. Ou, quand il le montre, c’est souvent dans une posture dénonciatrice. Jean-Luc Godard a tenté de le montrer différemment, de façon plus anthropologique.
Savez-vous qu’il y a un petit extrait de La Voie normale dans Le Livre d’image de Godard [l’ultime film du réalisateur, NDLR] ? C’est un grand honneur. Les films de Godard ont eu sur moi un effet libérateur. Ils m’ont délivrée d’une prédétermination : fille issue de l’immigration, qui fait des films sociaux, devant donc porter une cause. Cela n’a pas totalement disparu. Mais lui, soudain, m’a dit : fais d’abord du cinéma !