« La nouvelle PAC est déjà obsolète »
Député Vert au Parlement européen, Benoît Biteau a participé aux débats sur l’élaboration de la nouvelle politique agricole commune (PAC) entrée en vigueur ce 1er janvier. Pour lui, tout est à revoir.
La PAC, l’une des politiques les plus ancienne et coûteuse de l’Union européenne destinée à réglementer et subventionner l’agriculture européenne, n’a aucun secret pour Benoît Biteau. Ingénieur agronome de formation, il est aussi gérant d’une ferme biologique en Charente-Maritime. Élu eurodéputé au sein du groupe des Verts en 2019, il espérait « changer le cœur du réacteur » de cette politique défaillante. Plus que décevant, le texte finalement adopté par le Parlement européen en novembre 2021 est pour lui déjà obsolète.
À l’origine, la nouvelle politique agricole commune devait entrer en vigueur en 2021. Finalement, son application a été repoussée a 1er janvier 2023. Pourquoi les discussions au niveau européen ont-elles été si longues ?
Benoît Biteau : La première raison est pratico-pratique. Les discussions avaient débuté avant les élections européennes de 2019, donc les anciens élus au Parlement européen n’ont pas finalisé cette PAC pour qu’elle soit aussi validée par les nouveaux parlementaires. Ensuite, les débats ont été âpres. Avec plus d’eurodéputés Verts que dans la précédente législature, notre vision n’était pas la même.
Notre groupe a conditionné son vote en faveur d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne si elle acceptait que nous repartions d’une feuille blanche, pour concevoir une meilleure PAC. Cela nous a été refusé. Alors, on a déposé des amendements pour essayer de changer les choses à la marge et nous avons aussi essuyé des échecs.
Pourquoi souhaitiez-vous repartir de zéro dans la conception de cette PAC ?
Parce qu’il faut changer le cœur du réacteur. Les auditeurs de la Cour des comptes européenne l’ont prouvé dans plusieurs rapports : la PAC est défaillante. Il faut la changer en profondeur sur deux grands axes.
Le premier axe, c’est le mode d’attribution des aides. Aujourd’hui, plus un agriculteur possède d’hectares et plus il touche d’argent. 80 % des aides sont captées par seulement 20 % des agriculteurs. Les effets délétères de cette logique sont très bien décrits par la Cour des comptes européenne.
Les revenus de la majorité des agriculteurs sont en berne, voire indignes. Ils sont de moins en moins nombreux à s’installer, les propriétaires de terres agricoles ne les cèdent pas lorsqu’ils partent à la retraite pour pouvoir continuer de toucher les aides…
Une politique publique qui continue de soutenir des pratiques agricoles bloquées dans le 20ᵉ siècle.
Le deuxième axe qu’il faut réformer en profondeur, c’est la conditionnalité. Aujourd’hui, la majorité des aides de la PAC sont distribuées sans condition. Il suffit de déclarer des surfaces agricoles pour que l’argent soit versé – y compris si vous êtes utilisateur de pesticides et d’engrais de synthèse, ou que vous êtes un gros consommateur d’eau.
Nous ne pouvons pas continuer à utiliser autant d’argent public pour perfuser des pratiques agricoles qui sont à ce point décalées des enjeux climatiques, de protection de la biodiversité, de santé et de sécurité alimentaire. On parle d’une politique publique qui représente près du tiers du budget total de l’Union européenne et qui continue de soutenir des pratiques agricoles bloquées dans le 20ᵉ siècle.
Que proposiez-vous concrètement ?
Notre groupe au Parlement proposait de distribuer les aides en fonction de la quantité de main d’œuvre sur une exploitation. Un exploitant tout seul avec son tracteur au milieu de ses 500 hectares toucherait alors beaucoup moins d’aides qu’un maraîcher qui produit des légumes avec ses salariés sur une dizaine d’hectares. En encourageant la présence de main d’œuvre, on s’éloigne aussi de la dépendance aux pesticides et on avance plus facilement vers des logiques de circuits courts.
S’agissant de la sécurité alimentaire, avec la guerre en Ukraine on constate un retour en force d’un discours favorable à l’agriculture intensive. Cultiver plus, est-ce vraiment le seul moyen de ne pas risquer de pénuries ?
L’instrumentalisation de la guerre en Ukraine pour réhabiliter l’agriculture intensive, alors qu’elle est précisément à l’origine des difficultés que l’on rencontre aujourd’hui, c’est d’une audace hallucinante. Pourquoi sommes-nous vulnérables à ce point aux pénuries ? Parce que l’agriculture intensive favorise des cultures spécialisées par zones de la planète. En Ukraine ou en Russie on produit du blé, en Amérique du Sud on produit du soja.
Il y a aussi une dimension spéculative. En vérité les stocks existent, mais on préfère boursicoter sur les denrées alimentaires de première nécessité pour gonfler les revenus et les dividendes de grands groupes, plutôt que de nourrir les 800 millions de personnes qui souffrent de la faim à la surface de la planète.
Un exemple : seulement 23 % du volume de blé est consacré à l’alimentation humaine. À côté de ça, 57 % servent à nourrir des animaux élevés dans des conditions sordides. Vous vous rendez compte, si on remettait ces 57 % sur le marché alimentaire, de la quantité d’êtres humains que l’on pourrait nourrir ? Mais si on fait ça, le marché très lucratif de l’alimentation animale s’effondre.
Pour 2023, la quasi-totalité des États membres de l’UE ont obtenu des dérogations pour ne pas respecter deux règles de la nouvelle PAC qui allaient dans le sens d’une agriculture plus responsable (1). C’est un autre exemple d’instrumentalisation de la guerre en Ukraine ?
En 2023, en dehors du Danemark et de Malte, tous les États membres de l’Union européenne dérogeront à deux règles de la nouvelle PAC : l’exigence d’une rotation des cultures sur 35 % des terres de chaque agriculteur et l’obligation de laisser 4 % des surfaces agricoles en jachère.
Oui, ces dérogations sont absurdes. Les surfaces agricoles en jachère sont des réservoirs de biodiversité, pour les insectes pollinisateurs par exemple. Une des dérogations autorise à retourner ces jachères pour y mettre des pesticides et des engrais de synthèse. On autorise la destruction de ces sanctuaires de biodiversité qui sont des partenaires fondamentaux de l’agriculture, tout ça pour aller chercher une augmentation de production ridicule.
Ces zones sont localisées sur des espaces peu productifs, parce que les agriculteurs ne vont pas mettre en jachère n’importe quelle surface. Au final, cultiver les jachères, cela représente un gain de volume produit de 0,4 %. J’ose espérer qu’on saura offrir davantage aux populations qui meurent de faim. L’instrumentalisation de la guerre en Ukraine nous fait reculer sur des avancées que nous avions réussi à gagner de haute lutte.
L’instrumentalisation de la guerre en Ukraine nous fait reculer sur des avancées gagnées de haute lutte.
Ce que vous dites, c’est qu’on ne parviendra jamais à produire plus en suivant ce modèle d’agriculture intensive.
Exactement. Jusqu’en 2010 à peu près, on a observé des gains de productivité grâce aux pratiques agricoles intensives déployées depuis 60 ans. Mais depuis 2010, la courbe s’est inversée, sur fond de changement climatique, d’effondrement de la biodiversité, d’effondrement de la qualité des sols. Même en continuant d’améliorer la génétique des cultures, en continuant de rendre plus performants les engrais et pesticides, ces solutions technicistes n’arrivent plus à juguler la baisse de production.
Sur la base de ce constat, on voit bien que ceux qui disent qu’une agriculture tournée vers le bio affamerait la planète ont tort. C’est l’exact inverse ! Aujourd’hui, ce sont sur les modèles agronomiques affranchis des pesticides et des engrais de synthèse que l’on constate les plus gros gains de productivité. Donc la nouvelle PAC, fondée sur une logique productiviste, est déjà obsolète.
En avril dernier, la Commission européenne a retoqué la première version du plan stratégique national (PSN) français en critiquant son manque d’ambition écologique (2). Les agriculteurs bio sont-ils les grands perdants de la PAC en France ?
Avec l’instauration de la nouvelle PAC, tous les États membres doivent concevoir un plan stratégique national (PSN) qui détaille la manière dont seront employées les aides de la PAC au niveau national. Il doit ensuite être approuvé par la Commission européenne. En avril 2022, la première version du PSN français a été retoquée. Après plusieurs modifications, une seconde version a été validée à la fin de l’été.
Les agriculteurs bio ne sont pas suffisamment soutenus dans le PSN français. Au niveau européen, la nouvelle PAC prévoit la distribution d’une aide, les éco-régimes, pour récompenser les pratiques agricoles vertueuses. En France, il a été décidé d’utiliser cette enveloppe pour soutenir financièrement un label qu’on appelle HVE, pour « haute valeur environnementale ».
En vérité c’est une appellation que l’on devrait qualifier de haute valeur d’enfumage, parce qu’il ne permet aucune avancée. C’est juste de la communication. De l’argent public va être utilisé pour soutenir un label trompeur pour le consommateur. Derrière l’étiquette HVE, il n’y a pas de contrainte sur l’utilisation de pesticides ou d’engrais de synthèse. L’ancien ministre de l’Agriculture Julien Denormandie l’avait dit lui-même aux exploitants : ne vous inquiétez pas, 80 % d’entre vous pourront bénéficier des éco-régimes sans modifier leurs pratiques.
Comment cela va-t-il se traduire pour les agriculteurs bio ?
Les agriculteurs bio sont les grandes victimes de cette logique-là. La Commission européenne a rejeté le premier PSN proposé par la France. Dans cette première version, les exploitations en bio et celles certifiées HVE obtenaient le même montant d’éco-régimes.
Dans la deuxième version qui a été validée cet été, les agriculteurs bio gagneront 30 € de plus par hectare et par an que les agriculteurs conventionnels. C’est absolument scandaleux ! L’impact positif du bio vaut bien plus qu’un différentiel de 30 €. L’État a utilisé cette enveloppe – la dernière marge de manœuvre pour que cette PAC ait une dimension un peu écologique – pour récompenser des pratiques qui ne changent pas.
On fait encore la part belle aux grosses structures qui vont siphonner toutes les aides.
On fait encore la part belle aux grosses structures qui vont siphonner toutes les aides et les petites structures vont regarder passer le train. On a perdu 50 % d’agriculteurs en 20 ans, si on continue sur cette trajectoire on va probablement en perdre encore la moitié dans les 10 prochaines années. Et le principal responsable de cette hémorragie démographique, c’est la politique agricole commune. Pourtant, on ne change rien.
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