« Ceux de la nuit » de Sarah Leonor : les fantômes des montagnes
La réalisatrice capte magistralement le col de Montgenèvre, où les skieurs présents le jour ignorent l’existence nocturne des exilés traqués
dans l’hebdo N° 1740 Acheter ce numéro
Ceux de la nuit / Sarah Leonor / 1 h 15
À Montgenèvre, commune des Hautes-Alpes sur la frontière franco-italienne, tout se mêle : la beauté des paysages mais aussi leur âpreté, les vacanciers sur les pistes de ski le jour et le passage la nuit des exilés cherchant à rejoindre Briançon. À partir de ces lieux, Sarah Leonor signe un film magistral, Ceux de la nuit, qui lie tous ces éléments et donne sens à ce qui pourrait n’être qu’une succession de plans hétérogènes.
Ne désirant pas filmer les exilés, notamment pour ne pas risquer d’aider à les repérer, Sarah Leonor fait de cette région de hautes montagnes un territoire hanté. Hanté par des silhouettes furtives. La cinéaste filme des traces. Elle tourne à l’aurore ou entre chien et loup, adoptant ainsi le point de vue des exilés quand ils se mettent en marche : la nature s’assombrit, devient plus dangereuse, hostile.
La mort peut être au rendez-vous. Celle de Blessing Matthew, par exemple, une Nigériane de 20 ans retrouvée noyée dans la Durance, que raconte la narratrice, à laquelle Françoise Lebrun prête sa voix. Même sa tombe, isolée, est reléguée au fond d’un cimetière.
C’est l’un des récits du film, son point limite ; les autres viennent notamment d’un témoin aidant ou de maraudeurs, également interprétés en off par des comédiens.
Échelle de temps
La cinéaste fait entendre des identitaires, parce qu’eux aussi ont foulé ce sol, traquant les exilés, les dénonçant à la police. Les images de station de ski en activité se succèdent, banales, presque sinistres.
La société des loisirs maintient « ceux de la nuit », leur peur et leurs espoirs, dans leur « non-existence » dans l’intérêt de l’industrie du divertissement.
Évidemment politique, le film a une dimension géographique, donc horizontale, mais pas seulement. Il intègre aussi l’échelle du temps, verticale. Sarah Leonor cite des extraits d’un film de Pietro Germi, Le Chemin de l’espérance (1950), dont l’action se déroule au col de Montgenèvre, quand les Italiens émigraient en France, poussés par la misère.
Elle remonte même beaucoup plus loin : elle montre sur le col voisin d’immenses marques rouges, reliquat d’une éruption sous-marine de lave datant de millions d’années, dont on dit qu’il s’agit de taches de sang des éléphants d’Hannibal. La caméra de Sarah Leonor capte autant la légende, les apparences factices, que la réalité cachée.