Cimaises insoumises

À Montpellier, une exposition très dense et originale met en lumière trois expériences muséales mobilisant l’art contre la violence – du Chili à la Palestine en passant par l’ex-Yougoslavie.

Jérôme Provençal  • 11 janvier 2023 abonnés
Cimaises insoumises
Chiens courant, 1993, d’Henri Cueco, fait partie de la collection Musée d’art moderne et contemporain en Palestine.
© ADAGP / Nabil Boutros.

Musées en exil, au MoCo, à Montpellier, jusqu’au 5 février.

Une structure d’envergure est apparue récemment dans le paysage culturel montpelliérain. Baptisée MoCo (abréviation de Montpellier contemporain), cette nouvelle entité regroupe trois lieux réunis pour agir en synergie : le MoCo Esba (École supérieure des beaux-arts de Montpellier), le MoCo Panacée (centre d’art contemporain dévolu aux formes les plus prospectives) et le MoCo lui-même (musée sans fonds permanent destiné à accueillir de grandes expositions temporaires, thématiques ou monographiques).

Aménagé dans un imposant ancien hôtel particulier, tout proche de la gare, ce dernier a ouvert ses portes au public en 2019. On peut y voir actuellement « Musées en exil », une passionnante exposition qui aborde la puissance symbolique de l’art en cas de conflit. Les deux commissaires, Vincent Honoré et Pauline Faure, l’ont élaborée en prenant comme point de départ le Musée international de la résistance Salvador-Allende (Mirsa).

À l’instigation du critique d’art brésilien Mário Pedrosa, alors exilé au Chili, l’idée d’un musée de la solidarité a vu le jour en 1971 afin d’apporter une forme de soutien artistique au gouvernement de Salvador Allende, élu président du Chili en novembre 1970. Ayant entraîné le renversement et la mort d’Allende, le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 a également torpillé ce musée (sans lieu attitré), qui avait déjà pu rassembler plus de 700 œuvres, offertes par des artistes du monde entier.

À partir de 1975, en réaction à la dictature imposée par le général Pinochet, s’est développé le Musée international de la résistance Salvador-Allende. Alimenté via des réseaux de soutien très actifs dans divers pays, avec son secrétariat général à Paris, il avait pour but d’obtenir gracieusement des œuvres d’art témoignant de la barbarie totalitaire, célébrant la liberté ou rendant hommage à Allende.

Collection nomade

En 1990, le rétablissement de la démocratie au Chili a mis fin au projet. Au total, le Mirsa a réussi à glaner quelque 1 300 œuvres. Durant ces quinze ans d’existence en ­itinérance, sa collection nomade a fait régulièrement l’objet de présentations partielles, notamment au Centre Pompidou en septembre 1983, à l’occasion d’un événement pluridisciplinaire intitulé « Chili, lorsque l’espoir s’exprime ».

Sur l’ensemble du corpus, 265 œuvres ont été offertes par des artistes – originaires d’ici et d’ailleurs, notamment d’Amérique latine – qui résidaient en France à cette époque. Ce sont en grande majorité des peintures, représentant un large spectre de courants esthétiques et arborant une coloration politique plus ou moins ­affirmée.

Lou-Laurin Lam, « Pinochet » (1976). (Photo : Musée de la solidarité Salvador-Allende.)

L’exposition du MoCo dévoile une trentaine de ces œuvres, presque toutes réalisées pendant les premières années de la dictature. Une partie d’entre elles évoquent de manière très directe (parfois un peu trop appuyée) l’ombre de la terreur, la privation de liberté ou la persistance vitale de l’espérance. Sur certaines se distinguent les couleurs du drapeau chilien (bleu blanc rouge, lui aussi) et/ou se dresse la silhouette de Pinochet.

Citons Résistance, ­d’Alejandro Marcos, On n’arrête pas l’idée, de Robert Forgas, L’Espoir d’Allende, de Claude Bellegarde (toile aux amples et vibrantes ondulations multicolores), L’Instrument, de Philippe Carré, ou Pinochet, de Lou Laurin-Lam (caricature vivace du sinistre général). Dans une veine plus allégorique et universelle, le bouleversant tableau de Zoran Mušič (rescapé du camp de concentration de Dachau), Nous ne sommes pas les derniers, portrait crépusculaire d’un homme décharné implorant le ciel, semble s’extirper des tréfonds les plus obscurs de l’âme humaine et procure une intense émotion.

Allant de la figuration à l’abstraction, ce panorama sélectif du Mirsa comprend également plusieurs prototypes remarquables d’art optique ou cinétique. Signés Victor Vasarely, Julio Le Parc ou Jesús Rafael Soto, ils déploient un vertigineux langage visuel teinté de psychédélisme, aussi mouvant que stimulant.

Créés après le Mirsa et inspirés par son exemple, deux autres projets se découvrent ensuite dans « Musées en exil » : la collection Ars Aevi à Sarajevo et celle rassemblée en vue d’un Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine.

Julio Le Parc, « Serie 23 Nr. 14-2 » (1976). (Photo : Musée de la solidarité Salvador-Allende.)

L’idée de la première a pris forme pendant la guerre en ex-­Yougoslavie (1991-2001) et le siège de Sarajevo, qui ont engendré la destruction de nombreux sites culturels. Face à ce déferlement de violence, un groupe réunissant intellectuels, amateurs d’art et artistes a entrepris de poser les bases d’un musée d’art contemporain à Sarajevo – pensé comme un « musée des artistes du monde », dans un esprit de fraternisation et de pacification.

Grâce à la collaboration de nombreuses institutions du bassin méditerranéen (et au-delà) et aux dons de plus de 150 artistes internationaux, ­souvent illustres, un ensemble ­important d’œuvres s’est constitué. Des expositions ont eu lieu dans diverses villes (Milan, Ljubljana, Istanbul, Podgorica…) entre 1994 et 2012.

Après la guerre, la municipalité de Sarajevo et l’équipe d’Ars Aevi ont enclenché – avec le soutien de l’Unesco – le processus de construction du musée. Les plans ont été dessinés par Renzo Piano (concepteur du Centre Pompidou) et le chantier devrait être lancé courant 2023.

Dues pour la plupart à des artistes de renom (Sophie Calle, Christian Boltanski, Jannis Kounellis, Bill Viola, Michelangelo Pistoletto…), une vingtaine d’œuvres – principalement des installations – issues de la collection apparaissent ici.

D’une tonalité plutôt sombre, elles traduisent des relations singulières, souvent intimes, parfois décalées, à la violence et à la mort. Ainsi, Cleaning the Mirror, de Marina Abramović, installation vidéo composée de cinq moniteurs superposés à la verticale, chacun donnant à voir un fragment d’un squelette humain en train d’être nettoyé – comme un memento mori en miroir.

Marina Abramović, « Cleaning the Mirror #1 » (1995).

Le parcours se termine avec la vaste salle consacrée au Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – dont l’implantation est prévue à Jérusalem-Est à la fin du conflit israélo-palestinien. Le projet est porté depuis 2015 par une association, présidée par l’écrivain palestinien Elias Sanbar, avec le renfort de plusieurs personnalités du monde culturel, notamment les artistes français Gérard Voisin et Ernest Pignon-Ernest.

Musée à venir (d’un futur incertain)

Ce musée à venir (dans un futur incertain) compte pour l’heure environ 350 œuvres données par des artistes de multiples horizons. L’ensemble est conservé à Paris, à l’Institut du monde arabe (IMA), qui lui a déjà consacré plusieurs expositions. Il y en a une en préparation pour 2023.

«Cette collection aspire à présenter non point des œuvres couvrant l’actualité de la Palestine […], mais ce que les donateurs désirent montrer de leur art au peuple palestinien», précise Elias Sanbar dans le texte écrit pour le catalogue de l’exposition.

À l’occasion de « Musées en exil », on peut en voir une sélection pour la première fois hors des murs de l’IMA. D’une grande diversité au niveau esthétique, elle consiste en une quarantaine d’œuvres, dont un bon nombre de photographies (Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Valérie Jouve, Marc Trivier…).

Pour le reste, retenons notamment Maîtres invisibles, de Rachid Koraïchi, splendide ensemble de 80 lithographies, Les souvenirs persistent, de Mercedes Klausner, étonnante installation hybride mêlant verre, brique et poussière, et Housing, de Mohammed Joha, collage sur carton évoquant la question de l’habitation, ô combien sensible s’agissant de la Palestine.

Au tout début de l’exposition, plusieurs salles apportent une utile contextualisation historique, en retraçant l’évacuation des collections du Prado sous la menace des bombes de Franco ou les déplacements de collections des musées français – à commencer par le Louvre – pendant l’Occupation. Une salle évoque par ailleurs la guerre actuelle en Ukraine et présente des œuvres d’artistes ukrainien·nes réalisées depuis le début du conflit.

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Exposition
Temps de lecture : 8 minutes