Gauche et intellectuels : une longue histoire achevée ?

Il est loin, le temps des Sartre, Beauvoir, Foucault, Bourdieu… Les penseurs progressistes ont peu à peu renoncé à l’engagement politique, au risque de céder le terrain à leurs adversaires. Retour sur un lent divorce.

Olivier Doubre  • 11 janvier 2023 abonné·es
Gauche et intellectuels : une longue histoire achevée ?
Georges Marchais et Louis Aragon au « grand rassemblement de lutte des intellectuels », le 30 janvier 1981 à la Mutualité, à Paris.
© GEORGES GOBET / AFP

Le 15 novembre 1995, Alain Juppé, à Matignon depuis quelques mois, décide de présenter au pas de charge un plan de « réformes nécessaires à la modernisation du pays » – vite soutenu par la CFDT. Immédiatement, les éditocrates omniprésents dans les médias, dont beaucoup sont proches de la centrale syndicale, s’enthousiasment devant le « courage » et la « cohérence » de ladite réforme de la protection sociale et du système de retraite.

L’histoire se répète. À l’époque, des grèves s’engagent rapidement, notamment dans les transports publics (dont les retraites des agents sont visées au premier chef par le texte gouvernemental). Les intellectuels favorables au plan Juppé sont alors appelés à la rescousse et, sous l’égide des Touraine, Rosanvallon et Julliard, une pétition tente d’en présenter les éléments « progressistes ».

Il y a urgence tout à coup puisque, surprise, les premiers sondages montrent un fort soutien de la population au mouvement social. On parle même de grève « par procuration », les agents du service public se mobilisant en quelque sorte pour les salariés du privé, pour qui il est plus difficile de débrayer.

Face à cette pétition, un autre texte, en « soutien aux grévistes » cette fois, recueille tout aussi vite de nombreuses et prestigieuses signatures : derrière celle de Pierre Bourdieu, on trouve les noms de Pierre Vidal-Naquet, Lucie et Raymond Aubrac, Gérard Mauger, Daniel Bensaïd ou encore Étienne Balibar (1).

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Sur cet épisode opposant ces deux groupes d’intellectuels, lire Le « Décembre » des intellectuels français, Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis, Liber/Raisons d’agir, 1998.

Ce fut sans doute l’un des derniers moments où deux groupements d’intellectuels se sont affrontés dans un débat public clivant l’ensemble de la société. Depuis (peut-être particulièrement depuis la disparition de Bourdieu, en 2002), presque plus aucun débat théorique ou politique n’a vu de plumes prestigieuses ou de penseurs majeurs se jeter au centre de la mêlée politique, intervenir dans le combat idéologique, défendre ou rappeler les grands principes. 

Que sont devenus les intellectuels de gauche ?

Que sont donc devenus les intellectuels de gauche ? Quel écart, surtout, s’est creusé ces dernières décennies entre la gauche et les intellectuels ? Pourquoi tant d’entre eux ont-ils des réticences, voire un réflexe de rejet, vis-à-vis de l’engagement politique ?

Il est loin, en effet, le temps des « intellectuels organiques » (comme Aragon au PCF) ou des Sartre, Camus, Beauvoir, Merleau-Ponty, jusqu’à Foucault, Derrida, Deleuze et bien sûr Bourdieu, quand tous signaient à tour de bras pétitions et autres appels à mobilisation dans les grands journaux de leur temps. Ce temps où il y avait presque une obligation morale à s’engager.

Or cette évolution est d’abord le fruit de l’histoire des intellectuels en France. Le terme « intellectuel » est né au moment de l’affaire Dreyfus, quand Émile Zola intervient en tant qu’écrivain avec son « J’accuse ». Nombre d’auteurs ne pourront échapper à cette tradition très française qui veut qu’un homme ou une femme de lettres se doive de prendre position sur les grands événements de son temps : de ­Rolland à Gide, de Malraux à Weil ou Bernanos, mais aussi de Barrès à Céline.

Après la Libération, Sartre, Beauvoir, Camus, Aragon, Castoriadis, tout comme Mauriac ou Aron, publient autant qu’ils s’engagent politiquement, leurs signatures au bas d’un texte conférant immédiatement à celui-ci un poids politique et symbolique important.

La bataille culturelle est redevenue centrale, mais pour le camp adverse : la droite et l’extrême droite.

Ce type d’intellectuel universel ou généraliste prend position, s’insurge sur quasiment tous les sujets, dans un cadre qui est celui de la guerre froide, bloc contre bloc, classe contre classe. Si des voix refusent déjà ces automatismes sur les positions à défendre, à l’instar de Camus ou de ­Mauriac, moins dogmatiques, la génération suivante, Foucault en tête, Bourdieu bientôt, se veut plus circonspecte sur ses engagements et limite ceux-ci aux domaines que l’intellectuel désormais « spécifique » a travaillés : inégalités sociales, éducation, santé, répression, prisons.

Certains marxistes purs et durs auront beau jeu de dire que l’intellectuel spécifique annonce en fait les dérives à venir, celles d’un intellectuel qui ne parle plus au nom des opprimés en général. Car arrive, à la fin des années 1970, la vague de l’intellectuel « antitotalitaire » avec les ­« nouveaux philosophes », dont la défense d’un certain libéralisme politique glissera vite vers celle du libéralisme économique. À partir d’une posture supposée morale, voire kantienne, ils abandonnent toute analyse critique des structures sociales de la société capitaliste.

Il est temps que la gauche réimpose ses thèmes de combat

Ces auteurs puis des intellectuels souvent proches de la CFDT, comme Pierre Rosanvallon ou Jacques Julliard, vont pour beaucoup se retrouver dans les années 1980 autour de la Fondation Saint-Simon, un think tank qui, se présentant comme progressiste, devient rapidement la boîte à idées du néolibéralisme à la française, enjambant allégrement le fameux clivage gauche/droite, jusqu’à en oublier la gauche et toute critique des dominations sociales.

François Ewald, éditeur des Cours de Foucault au Collège de France, dont il fut un proche élève, incarne un exemple paroxystique de cette dérive. Il s’acoquine bientôt avec Denis Kessler, dirigeant du secteur des assurances et numéro deux du Medef dans les années 1990, qui expliquera sans détour que son objectif est d’en finir avec les acquis sociaux, les services publics et la protection sociale, conçus par le Conseil national de la Résistance. Ce que les réformes du plan Juppé de 1995 tentèrent les premières d’imposer. En vain alors, mais Emmanuel Macron, après Dominique de Villepin et François Fillon, puis Manuel Valls avec sa loi travail, s’emploie sans aucun doute à poursuivre ce programme.

C’est donc peu dire que ces intellectuels ont délaissé la gauche – et la défense des classes populaires. Rares sont ceux qui refusent cette évolution. Mais, en face, à droite, et aujourd’hui toujours plus vers la droite extrême, nombre d’écrivains et de polémistes se sont mis à la remorque des classes dominantes, celles-ci étant trop heureuses de financer, parfois grassement, des personnes capables d’écrire et de distiller les idées qui leur sont utiles.

La bataille des idées est redevenue centrale, mais pour le camp adverse. Notamment depuis que des intellectuels d’extrême droite comme Alain de Benoist, fondateur du Grece dans les années 1970, ont décidé de reprendre Gramsci et sa conquête de l’« hégémonie culturelle » à leur compte. Alors qu’à gauche on s’éloigne toujours plus des milieux intellectuels. Le PS mais aussi le PCF et aujourd’hui LFI ont souvent externalisé les laboratoires d’idées hors de leurs structures organiques, dans des instances extérieures (Fondations Jean-Jaurès, Gabriel-Péri, La Boétie, etc.).

Il est donc grand temps que la gauche réimpose ses thèmes de combat anti-autoritaires, remette au centre du débat d’idées l’analyse et la critique des dominations, de l’exploitation et des mécanismes du capitalisme néolibéral.

C’est tout l’objet de notre petite revue des ressources intellectuelles, en France, avec notre dossier spécial cette semaine à lire sur notre site. À l’heure où les modèles néolibéraux ont sans doute, enfin, atteint leurs limites et craquent de tous côtés, dans une apothéose des inégalités et d’un développement non durable nous entraînant vers une destruction mortifère de nos cadres de vie.

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