Gauche et ruralité : l’ombre de Guilluy l’identitaire
De La France périphérique en 2014 aux récents Les Dépossédés le consultant en géographie, Christophe Guilluy, continue de gêner la Nupes qui patauge dans ses travaux adulés par la droite réactionnaire.
Son expression rebondit des colonnes de Marianne, à celles de Valeurs Actuelles, jusqu’au chevet d’Éric Zemmour. Elle est surtout un prêt-à-penser très utile pour le Rassemblement national qui s’est fait le représentant des milieux ruraux. Et pour une gauche en panne d’idées ?
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Gauche et intellectuels : une longue histoire achevée ? Les pistes pour régénérer la gauche « L’anti-intellectualisme a gagné la gauche » Parlement de la Nupes : opération décloisonnement ?La France périphérique, titre éponyme de l’ouvrage de Christophe Guilluy, paru en 2014 chez Flammarion, part de ce postulat : face à une France dynamique constituée de 25 grandes métropoles, un territoire de « petits Blancs » déclassés tente de survivre, plongés, tous autant qu’ils sont, dans une double « insécurité » : économique, face à la mondialisation, mais aussi – et surtout – culturelle, par l’absence de « régulation des flux migratoires ».
Ce déséquilibre pousse l’auteur à reproduire la même conclusion à chacune de ses parutions, notamment dans son dernier livre, Les Dépossédés (Flammarion, 2022), en opposant « les banlieues des métropoles favorisées », selon lui, à cette « France périphérique » dénigrée par « les Bobos ».
Un satellite de la planète rouge
Après des résultats électoraux qui ont souligné la méfiance des populations éloignées des centres urbains à l’égard de la gauche, une ligne « populaire » au sein de la Nupes se dessine. Mais elle peine à naviguer, tant bien que mal, autour de l’auteur décrié.
Car, depuis plus de dix ans, Christophe Guilluy reste un satellite de la planète rouge en matière de réflexions sur la ruralité. Même s’il concentre, depuis au moins la même période, de très nombreuses critiques du champ universitaire.
Il agglomère des données disparates, peu sourcées et sans enquête de terrain.
Des critiques « largement convergentes et marquées par une grande diversité d’auteurs, de registres et de focales », comme tenaient encore à le souligner les géographes Aurélien Delpirou et Achille Warnant sur le site AOC, en décembre 2019, un an après la parution de No Society, le quatrième opus de Christophe Guilluy. D’autres expliquent, tout en gardant l’anonymat, qu’il a été précurseur notamment sur la place qu’occupe la voiture dans les mobilités populaires.
Autrice de plusieurs textes pointant les imprécisions de Christophe Guilluy, la sociologue Violaine Girard, qui a écrit Le vote FN au village (Éditions du Croquant, 2017), observe « une limite scientifique, puisque l’essayiste agglomère des données disparates, peu sourcées et sans enquête de terrain, en concluant sur une opposition très basique entre les métropoles et « le reste ». Et une limite politique, en occultant les rapports d’exploitation et d’inégalités entre les personnes blanches et racisées ».
La chercheuse regrette « une ligne rouge » qu’aurait dû identifier la gauche, celle des « petits Blancs qui fuient les banlieues » pour « se réfugier » en zone rurale. Une analyse à gros trait qui est contredite, entre autres, par les travaux de la sociologue dans l’Ain. Contacté, Christophe Guilluy n’a pas répondu à nos sollicitations. La revue Métropolitiques regrettait d’ailleurs, en 2018, la difficulté à débattre avec l’auteur dans une tribune parue dans Libération : Inégalités territoriales, parlons-en !
Malgré ce désaveu scientifique, Christophe Guilluy n’a pas cessé d’infuser à gauche. Dès 2011, quelques mois après la publication du rapport de Terra Nova où des experts conseillaient au PS de se détourner stratégiquement des ouvriers et des employés, il participait à un ouvrage collectif, Plaidoyer pour une gauche populaire, dirigé par les socialistes et frondeurs de l’époque, Laurent Baumel et François Kalfon.
Une parution qui réunissait aussi Laurent Bouvet, le cofondateur du Printemps Républicain créé cinq ans plus tard, mais aussi des chercheurs aujourd’hui reconnus, comme Camille Peugny, qui travaille sur le déclassement, et Rémi Lefèbvre, spécialiste des partis de gauche. Contacté, ce dernier précise qu’à l’époque, « Christophe Guilluy ne s’était pas encore installé dans cette direction identitaire. »
Consultant prisé
Du reste, cet ouvrage a participé à le valider auprès d’élus locaux, notamment du PS, pour lesquels il a été mandaté comme consultant. Précédemment invité par Nicolas Sarkozy après la publication de Fractures françaises (2010), il est ensuite reçu par François Hollande en 2012, où il rencontre Emmanuel Macron.
Dans l’introduction du plaidoyer, Laurent Baumel et François Kalfon préviennent qu’une « diversité de points de vue et de sensibilités » sont exprimées. Ils ajoutent toutefois que « les inégalités territoriales, la question du vivre ensemble et de la République, la réhabilitation du travail, sa juste rémunération, la question éducative, la question fiscale… » constituent des « thèmes essentiels et communs », entre les contributeurs.
Il sait mettre un coup de projecteur sur cette France invisible et oubliée à qui on ne sait pas parler.
Autant de sujets qui se retrouvent, aujourd’hui, dans le discours de François Ruffin. Vainqueur par deux fois dans sa circonscription face au RN, en 2017 et 2022, l’élu de la Somme essaie de ne pas tomber dans le piège Guilluy. Son objectif à lui : rassembler toutes les classes populaires, habitantes des campagnes comme des banlieues. « Quand il se met à opposer quartiers populaires et campagnes populaires disant que certains souffrent plus que d’autres, là je ne suis pas d’accord », expliquait-il dans L’Obs.
Coincé entre l’urgence d’une situation où le RN remporte les territoires qui l’avoisinent, et la précision des recherches universitaires sur le temps long, l’élu picard, dans son dernier livre, Je vous écris du front de la Somme, « [entend] que « la campagne » au singulier ne va pas, que l’expression France périphérique est minée ». « Les mots me manquent » admet celui qui lançait, mardi 10 janvier, la bataille des retraites dans un meeting unitaire à Paris. « Je finasserais volontiers. Mais avec quel but, au bout du bout : noyer le débat ou le trancher ? Se croiser les bras, ou agir ? Ergoter sur la « complexité du monde social » ou se retrousser les manches ? ».
Du côté des militants locaux, les sujets mis en avant varient souvent de la ligne nationale. Alma Dufour, élue de Seine-Maritime pour la Nupes, précise que « les questions sociétales, comme l’écologie, le genre ou l’alimentation remontent du terrain comme étant des sujets qui peuvent repousser ou nous projeter dans une culture plus urbaine, voire parisienne. » L’ancienne porte-parole de l’ONG Les Amis de la Terre, admet « manquer de temps » pour se nourrir de travaux universitaires. La faute au rythme effréné de l’agenda parlementaire.
Quoi dire ? Et comment ?
Quoi dire, et comment. La gauche cherche encore son discours auprès des catégories populaires. Philippe Brun, député socialiste de l’Eure et seul survivant face au RN dans son département, adopte en grande partie l’analyse de Christophe Guilluy, même s’il n’en fait pas « un prophète ».
L’énarque de 32 ans, originaire d’un « territoire Guilluisien » et proche des gilets jaunes normands, reconnaît en lui quelqu’un qui a su « mettre un coup de projecteur sur cette France invisible et oubliée à qui on ne sait pas parler ». Qu’importent les réserves de chercheurs. « L’argutie universitaire m’intéresse peu. On peut changer de nom, organiser 18 colloques… Je n’ai pas à juger de la qualité académique de ses travaux. »
Une position par rapport aux sciences sociales que dénonce Rémi Lefèbvre. « Le fait que Christophe Guilluy soit bien reçu chez de nombreux élus en dit long sur leur tendance à accepter des approches sociologiques simplistes. Qu’un politique ne se nourrisse pas de travaux universitaires, c’est ahurissant. Lire les universitaires, c’est mieux comprendre les groupes sociaux pour mieux les accompagner », rejette le chercheur, favorable à une ligne populaire mais sans s’inspirer de la ligne ethnocentriste du géographe consultant.
L’utiliser, c’est faire le jeu de l’extrême droite.
Le politiste, auteur de Faut-il désespérer de la gauche ? (Textuel, 2022), rejoint Violaine Girard sur l’expression symbolique de « petits Blancs ». « L’utiliser, c’est faire le jeu de l’extrême droite car cela revient à durcir des catégories d’analyse qui lui est très favorable. Et lui garantir une victoire supplémentaire dans la bataille des idées. Reconquérir les électeurs avec cet argumentaire est une erreur : ils préféreront toujours l’originale, Marine Le Pen, à la copie ». Jusqu’à ce que l’imposture sociale de la présidente du groupe RN à l’Assemblée nationale éclate au grand jour.
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