Habiter le monde autrement
Trois ouvrages mêlant exemples concrets et réflexion anthropologique nous invitent à un pas de côté pour s’engager dans de nouvelles voies de cohabitation entre humains et non-humains.
dans l’hebdo N° 1739 Acheter ce numéro
Les livres interrogeant notre rapport au vivant, nos tentatives de se reconnecter au monde sauvage, pullulent ces derniers temps dans les rayons des librairies. Trois récents ouvrages ouvrent de nouveaux horizons de pensées et de luttes pour les esprits occidentaux, souvent étriqués, face aux crises écologiques et économiques en cours.
Dans Ethnographies des mondes à venir (1), Philippe Descola, grand anthropologue et professeur au Collège de France, dialogue avec Alessandro Pignocchi, chercheur en sciences cognitives, pour esquisser les contours d’une société émancipée du dualisme nature/culture qui façonne pourtant encore la pensée occidentale.
Ethnographies des mondes à venir. Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Seuil, coll. « Anthropocène », 176 pages, 19 euros.
Au fil des années, tous deux ont observé, rencontré, expérimenté d’autres visions du monde, que ce soit dans la forêt amazonienne auprès du peuple achuar et des Jivaros achuar, ou à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Un bagage théorique en sciences sociales allié à une expérience du terrain qui promeut une discussion de haute volée sur la politisation de l’anthropologie de la nature, critiquant vertement la suprématie de la sphère économique ou encore les modes d’organisation des relations entre humains et non-humains.
Pour les deux chercheurs, « l’anthropologie et l’histoire nous apportent la preuve que d’autres voies sont possibles pour régler nos vies que celles qui nous sont familières en Occident puisque certaines d’entre elles ont été explorées et mises en pratique ailleurs ». Les intermèdes – dessinés – d’Alessandro Pignocchi permettent aussi au lecteur de faire des pauses pleines d’humour caustique et d’absurde.
Habiter les territoires
On retrouve là les thèmes phares du bédéiste écolo : des ministres français en pleine transition paysanne, un Emmanuel Macron bifurquant jusqu’à vouloir ressentir les mêmes choses qu’une chouette chevêche, sans oublier ses célèbres mésanges anarcho-punks prêtes à en découdre ! Pour nos deux penseurs, il est évident que « l’avenir n’est pas un prolongement automatique de l’actuel, mais qu’il est ouvert à tous les possibles pour peu que nous sachions les imaginer ».
Pour ouvrir encore davantage nos imaginaires, l’enquête menée par Sophie Gosselin et David gé Bartoli constitue une matière première précieuse. Dans La Condition terrestre (2), ils décortiquent les mécanismes d’institutions, de formes démocratiques et d’usages mettant la cohabitation, voire la coappartenance des humains et non-humains, au cœur des façons d’habiter les territoires.
La Condition terrestre. Habiter la Terre en communs. Sophie Gosselin et David gé Bartoli, Seuil, coll. « Anthropocène », 432 pages, 22,50 euros.
Nous explorons ici la résistance zapatiste au Chiapas mexicain, les liens des Kanaks de Nouvelle-Calédonie à la terre, ou le Syndicat de la montagne limousine créé par les habitants du plateau de Millevaches… De nombreux basculements ont également lieu sur le plan juridique : en Bolivie, la nature ou « Pachamama » dans le langage autochtone est reconnue comme sujet de droit ; tout comme en Nouvelle-Zélande, où la rivière Whanganui est reconnue comme entité vivante dotée d’une personnalité juridique, selon la cosmologie des Maoris.
Les auteurs racontent ainsi l’émergence de mondes naissants, mais pas forcément nouveaux. L’une des notions mises en avant par ceux-ci est en effet celle de « géomémoire » : « Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées », et « contribuent à soigner les relations abîmées par des années d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat ».
Ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées.
Des alliances et des savoir-faire politiques permettant de dépasser « l’horizon mortifère de l’État-capital grâce aux peuples terrestres que sont les peuples-rivières, peuples-montagnes, peuples-déserts, peuples-archipels… » qui devraient devenir des boussoles pour faire face aux périls de la crise écologique.
Et dans les luttes politiques et anticapitalistes, quelle place pour le vivant, pour les non-humains ? Dans Nous ne sommes pas seuls (3), Léna Balaud et Antoine Chopot appellent à transformer les soulèvements politiques en cours en soulèvements terrestres car il faut « apprendre à situer notre agir politique au sein d’un maillage écologique bien plus vaste que toute communauté humaine ». Des « alliances terrestres » à nouer avec des espèces « animales, végétales, sylvestres, microbiennes, fongiques » qui ont leurs pouvoirs de nuisance ou de résistance, selon le point de vue.
Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres. Léna Balaud et Antoine Chopot, Seuil, coll. « Anthropocène », 432 pages, 21,50 euros.
En Argentine, parallèlement à la révolte des mères contre l’intoxication de leurs enfants par les épandages d’herbicides de Monsanto, une plante sauvage s’est également insurgée : l’amarante s’est progressivement immunisée contre le glyphosate. Les populations ont alors fabriqué des bombes de graines d’amarante pour les jeter dans les champs pleins d’OGM. Le sabotage de l’agro-industrie grâce aux plantes !
« Communisme interspécifique »
Autre exemple, du côté d’Orléans. Son fleuve, la Loire, ainsi que la présence de balbuzards pêcheurs dans les arbres alentour, ont permis de mener la fronde contre un projet de pont et d’une déviation routière coupant la forêt en deux. Les mouvements « Un Village de Loire » et « Un Peuple de Loire » sont alors nés de cette lutte et de leur fort attachement à leur territoire.
Les auteurs ouvrent la voie à un « communisme interspécifique », c’est-à-dire entre espèces, qui serait le « seul communisme soutenable » et permettrait d’appréhender les luttes différemment : « Nous invitons à redevenir sensible non seulement à toutes les formes de vie invisibilisée, mais au tort politique commun que nous partageons, et à toutes les formes d’animations, d’expositions, de ténacité, d’autodéfense autres qu’humaines ayant déjà cours dans le monde. » Soit un appel à l’union radicale et salutaire !
Ces trois ouvrages, très denses mais précis, documentent et nous nourrissent ainsi d’exemples concrets de ces nouvelles formes d’habitabilité du monde, pétries de ces résistances aux ravages écologiques dus au capitalisme. Des résistances concrètes, donc, pour mieux décentrer son regard, faire de la place à d’autres, humains ou non-humains, et se démarquer d’un anthropocentrisme omniprésent dans nos politiques, voire des analyses de nos sciences sociales et de nos manières de lutter.