« Harlem Shuffle » : la ville mosaïque
Colson Whitehead brosse un portrait subtil du Harlem des années 1960 et des dichotomies sociales et politiques qui divisent le quartier.
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Harlem Shuffle / Colson Whitehead, traduit de l’anglais par Charles Recoursé / Albin Michel, 432 pages, 22,90 euros.
Colson Whitehead est un artiste éclectique. En vingt ans, son œuvre s’est développée autour de textes aussi variés qu’un roman de science-fiction, son premier, L’Intuitionniste, en 1999 ; un texte sur des zombies, Zone 1, en 2011 ; un ouvrage mêlant histoire et fantastique, Underground Railroad, en 2016, qui lui valut son premier prix Pulitzer ; et un texte plus ancré dans le documentaire, Nickel Boys, en 2020, pour lequel il reçut un deuxième prix Pulitzer.
Entre ces genres, Whitehead réinvente son style d’écriture. Il s’amuse avec les mots, se jouant parfois d’une approche littérale de la langue, à l’image du travail réalisé dans Underground Railroad, un ouvrage qui prend l’expression de son titre au pied de la lettre, faisant du réseau clandestin emprunté par les esclaves pour fuir leur condition une ligne réelle de chemin de fer.
Au cours de sa carrière, Colson Whitehead s’est intéressé à des périodes historiques comme la ségrégation ou l’esclavage et a usé de la fiction pour interroger les fondements racistes de la société américaine. Dans ses textes, on trouve également une réflexion sur les lieux, allant de la ville du futur à la maison d’arrêt de Nickel Boys.
L’écrivain s’interroge sur notre relation à l’espace et ce n’est pas un hasard si, deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, il avait publié un texte commémoratif dans lequel il expliquait comment la conscience d’un passé parfois anecdotique détermine la condition urbaine : « Peu importe depuis combien de temps vous vivez ici, écrivait-il, vous devenez new-yorkais la première fois que vous prononcez une phrase telle que “Avant, cette enseigne s’appelait Munsey’s” ou “Autrefois, c’était le Tic Toc Lounge.” »
Intrigue en trois temps
Avec Harlem Shuffle, Colson Whitehead revient à ses interrogations sur la ville. Le roman est le premier volume d’une trilogie consacrée à Harlem. Avec ce texte, l’auteur nous mène à la fin des années 1950 et au début des années 1960, une époque où le quartier est traversé par des crises politiques et où se creuse le fossé entre ses rares populations bourgeoises et ses classes les plus pauvres. Whitehead brosse le portrait de Carney, un vendeur de meubles, fils d’un gangster, de son épouse, issue de la bourgeoisie, et des réseaux de malfrats qu’il côtoie parfois.
Cette fois-ci, l’auteur opte pour le genre du polar en lorgnant vers les écrivains africains-américains qui s’y sont illustrés – on pense à Chester Himes et à Claude McKay. Whitehead développe une intrigue en trois temps faite d’accidents de parcours, de vengeance et de relations fraternelles entre le héros et son cousin.
Au fil de l’histoire, Carney arpente la ville, et c’est dans ces descriptions que Whitehead est le plus passionnant. Série de dichotomies, il dépeint la ville noire dans la blanche, le Harlem de la bourgeoisie au cœur de celui des malfrats, l’enclave de la classe moyenne et ses rêves d’expansion. Dans ce monde, chacun coexiste, mais le Harlem d’un habitant sera toujours différent de celui d’un autre, issu d’une frange alternative de la population.
La ville est une mosaïque que le personnage théorise et dans laquelle il se conçoit comme un tampon. Carney est un Noir qui se rend downtown pour ses affaires. Il est un habitant de Harlem connu pour le commerce légal qu’il y mène, mais qui par la force des choses est amené à côtoyer les gangsters, un mur nécessaire, pense-t-il, entre légalité et illégalité. Il est aussi cet homme qui pénètre à l’intérieur, dans la demeure des habitants, grâce aux meubles qu’il leur vend.
Retraçant les mouvements d’un personnage qui dépasse les catégories, Colson Whitehead propose un hommage à Harlem drôle et attachant, fourmillant de détails. Le ton est plus léger que dans les derniers livres de l’auteur, mais le fondement politique du roman ramène à une réalité bien peu frivole. Carney est le héros d’une ville faite de tensions sociales avec lesquelles il tente, tant bien que mal, de négocier.