La fin des jurys populaires : un drame national
La généralisation des cours criminelles départementales annonce la disparition des jurys populaires. Et sonne la fin d’une expérience qui fait toucher du doigt la fragile complexité des affaires humaines.
dans l’hebdo N° 1741 Acheter ce numéro
C’était en 2009. J’avais 26 ans. Un matin, je reçois un courrier officiel de convocation au palais de justice de Paris pour la session de constitution de trois jurys devant juger une affaire de meurtre et deux de viol. Je n’avais jamais mis les pieds dans un tribunal et la perspective de participer à l’action de justice me réjouissait tout en suscitant une grande crainte : serais-je à la hauteur de la charge ?
Je fus sélectionnée pour les deux affaires de viol. Une semaine de ma vie fut mise entre parenthèses pour accomplir un devoir citoyen immense : juger d’une culpabilité et, le cas échéant, définir une peine. Lorsque je me retrouve avec cinq autres citoyens, dans cette petite salle du vieux palais de justice de la capitale, surgit ma première prise de conscience : je suis pleinement membre de la nation française et, à ce titre, on me confie la tâche de participer au jugement de concitoyens, au nom du peuple.
Un sentiment d’appartenance à quelque chose de bien plus grand que moi, jamais ressenti auparavant.
Un sentiment d’appartenance à quelque chose de bien plus grand que moi, jamais ressenti auparavant. Ma deuxième prise de conscience se produit au cours de cette première journée avec les cojurés, pendant laquelle nous questionnons les trois juges professionnels qui vont nous accompagner.
Tous ces gens se révèlent si curieux du fonctionnement de la justice, des peines, des alternatives possibles, de la situation des prévenus. Peu importent leurs origines sociales, ethniques, religieuses, leurs opinions ou leur bagage culturel, ils sont mus par un même objectif : être juste. Ne serait-ce que pour soi. Pour sa propre conscience. Et ça n’est pas rien.
Le pire et le meilleur
Arrivent ensuite les audiences basées sur l’oralité des débats. La solennité de la justice. La stratégie des avocats. La difficile parole des victimes présumées. Leurs fragilités. Celles des accusés. Leurs parcours. Leurs silences. Parfois, leurs excuses. La violence. L’avis des experts. Les méandres des enquêtes policières. Leurs limites. Les innombrables questionnements restés en suspens. Ces zones d’ombre que personne ne pourra jamais éclairer et malgré lesquelles il faut décider. L’impossibilité de répondre au fameux : pourquoi ? L’humanité, ce trouble mélange du pire et du meilleur.
Pour ces deux affaires, nous avons jugé coupable et condamné. L’un à six ans de prison ferme, l’autre à dix ans. Le vendredi soir, sur les marches du tribunal, je me suis trouvée par hasard juste derrière l’une des victimes. Elle ne m’a pas vue : c’était mieux ainsi. Mais je l’ai observée quelques minutes. Son visage délicat. Ses larmes de soulagement. Elle serrait dans ses bras une amie venue la soutenir. Ce soir-là, je suis rentrée chez moi avec cette sensation incroyable d’un devoir accompli. J’ai si bien dormi.
Quatorze ans plus tard, je me réveille avec la généralisation des cours criminelles départementales. Cette décision gouvernementale, portée par l’un des avocats qui plaida devant moi en 2009, annonce la disparition progressive du jury populaire. Ce même avocat, qui prétendait défendre avec ses tripes le jury d’assises, assume désormais de priver un grand nombre de citoyen·nes de cette expérience unique.
Être juré remet la nuance de l’humanité au cœur du vécu.
L’une de celles qui vous marquent à vie. Une expérience qui rend palpable l’idée de nation et fait toucher du doigt la fragile complexité des affaires humaines. Leur unicité. Une expérience qui nous éloigne indubitablement de la haine hâtive et facile dans laquelle on veut tant nous enfermer. Être juré remet la nuance de l’humanité au cœur du vécu. La disparition annoncée du jury populaire est un drame national.
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