« L’anti-intellectualisme a gagné la gauche »
L’académicienne Danièle Sallenave et le professeur de science politique Laurent Jeanpierre pointent la mise à distance des universitaires par les politiques.
dans l’hebdo N° 1740 Acheter ce numéro
Impopulaires, les idées ? C’est le constat que dressent Danièle Sallenave et Laurent Jeanpierre, deux auteurs réunis pour la première fois. L’une est écrivaine, académicienne et autrice, entre autres, de Rue de la justice (Gallimard, 2022). L’autre, chercheur prolifique et passionné par les changements politiques qu’il a analysés, récemment, dans La Perspective du possible (avec Haud Gueguen, La Découverte, 2022).
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Gauche et ruralité : l’ombre de Guilluy l’identitaire Gauche et intellectuels : une longue histoire achevée ? Les pistes pour régénérer la gauche Parlement de la Nupes : opération décloisonnement ?Tous deux observent avec la plus grande méfiance l’écart qui s’est creusé entre la gauche et le monde intellectuel. Surtout lorsqu’il s’agit, de la part des politiques, d’une posture grossière pour se donner des airs plus proches du peuple. Un jeu de rôles qui transpire, avant tout, le mépris de classe. Au cours d’un échange sans concession, ils appellent à renouveler les espaces populaires de discussion et de mise en commun inspirés, comme ils l’ont eux-mêmes été, par la crise des gilets jaunes, sur laquelle ils ont l’une et l’autre écrit.
En tant qu’intellectuels, comment expliquez-vous l’écart entre la diversité des idées et leur pénétration dans le champ politique à gauche ?
Laurent Jeanpierre : Il y a un écart temporel inévitable entre le moment où des idées sont élaborées et diffusées dans le monde intellectuel, littéraire ou artistique, et celui où elles arrivent dans le monde politique. Y a-t-il une distance plus grande aujourd’hui ? Je le pense. Les partis de gauche ont délaissé la production d’idées en déléguant la production programmatique à des think tanks et en disqualifiant les mondes intellectuel et universitaire. L’anti-intellectualisme a gagné, pas simplement l’extrême droite, la droite, éventuellement une partie de la gauche radicale, mais aussi la gauche mainstream et le gouvernement actuel.
Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir de Manuel Valls disqualifiant les sciences sociales, parce qu’explication vaudrait excuse. Je pense aussi à François Hollande, qui laissait entendre que les idées ne servaient à rien dans la lutte interne pour gagner les élections. Et je pense bien sûr aux politiques de l’enseignement supérieur et de la recherche qui n’ont pas été favorables à l’écosystème des idées, même quand la gauche était au pouvoir.
Les partis de gauche ont délaissé la production d’idées.
Un autre facteur d’explication repose sur le poids des hauts fonctionnaires et la formation des énarques, dans laquelle l’inculture domine, en sciences sociales notamment. On se souvient qu’il y a eu, en France, des écrivains diplomates, des ministres poètes… Les trajectoires de ce type, qui existaient encore juste après le début du mitterrandisme, ont totalement disparu.
Danièle Sallenave : Ce à quoi je suis de plus en plus sensible, c’est autre chose : l’écart entre le monde des idées, le monde politique, et le monde des « gens d’en bas ». Cela m’a sauté aux yeux quand je travaillais sur une époque ancienne : les débuts de la IIIe République. En essayant de reconstituer ce qu’était le monde vécu par mon arrière-grand-mère, simple laveuse dans un bateau-lavoir, j’ai pu constater à quel point il était riche et vivant, et se développait à distance du monde des idées, de la science, de l’art.
Les intellectuels et les politiques n’en prennent pas la mesure, ou alors ils l’interprètent négativement, ce qui les conduit à proférer des énormités. Ainsi, au début de la crise des gilets jaunes, ce député de la majorité regrettant que les politiques aient été « trop intelligents » !
L’accès au savoir se démocratise, et pourtant on a l’impression que la classe politique a aussi pris ses distances avec le champ des idées, de peur d’être taxée d’élitiste.
Danièle Sallenave : La peur d’être élitiste montre qu’on n’a pas compris qu’il était tout à fait possible de ne pas l’être : cessons de postuler que la grande majorité ne peut pas nous comprendre. Et prenons en compte les questions sociales là où elles surgissent. Par mon travail sur la fin du XIXe siècle, j’ai découvert ce regard porté « par en bas » sur la société. Ce que nous apporte cette vision du monde « en contre-plongée », pour reprendre une expression empruntée à la prise de vues, c’est une perspective forte, originale, une pensée véritable des rapports sociaux.
Vous évoquez les gilets jaunes : il y a eu une profusion d’idées, de productions intellectuelles à la suite de cette crise. Pourtant, les politiques ne les ont pas forcément prises en compte.
Laurent Jeanpierre : L’argument, somme toute très classique, que l’on retrouve dans les médias comme dans le monde politique, consistant à dire que le peuple n’est pas capable de comprendre des idées compliquées – et qu’il faut par conséquent lui transmettre des idées simples, voire simplistes –, relève du mépris de classe caractérisé. Rien n’est trop compliqué si l’on est démocrate.
Je suis d’ailleurs en désaccord complet avec l’idée que les productions universitaires seraient toutes par nature utopiques et irréalistes, ou bien détachées des expériences vécues. Pour beaucoup de chercheurs, le choix des objets n’a rien de détaché, il engage des affects et des savoirs puissants.
Certes, la vie intellectuelle possède ses travers et ses tendances antidémocratiques. Elle requiert sans aucun doute une forme d’hygiène, en particulier, précisément, lorsqu’elle s’accommode d’un type trop commun de « racisme de l’intelligence » qui repose sur le dénigrement de la foule, supposée incapable de réfléchir, comme ce fut à nouveau le cas pendant la conjoncture des gilets jaunes.
C’est exactement de l’inverse qu’a témoigné ce mouvement : la capacité de penser de n’importe qui, mais, plus encore, de voir ce que le gouvernement des experts et des individus certifiés compétents ignorait absolument. Des personnes, depuis leur expérience vécue, ont simplement dit : les questions écologiques et sociales ne peuvent pas être détachées. Et je ne connais pas un homme ou une femme politique qui, depuis lors, ne mêle pas ces deux sujets, alors qu’en 2018, ils ou elles étaient peu nombreux.
La gauche est empêtrée, mal à l’aise, la droite en profite, en dénonçant de plus en plus le mépris dans lequel est tenu le peuple.
Danièle Sallenave : Il y a aussi cette habitude pleine de bons sentiments de « parler à la place de… ». Prenons un exemple : quand on parle à une femme disant avoir choisi de porter le voile, et qu’on lui explique qu’elle se croit libre, mais qu’en réalité elle ne l’est pas. La gauche y a succombé souvent. Pourtant, Marx n’avait-il pas dit que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ?
Dans ce cas, il faut imaginer que des intellectuels, formés au débat d’idées, pourront aider à cette émancipation par l’apport de leur formation spécifique. Encore faudrait-il d’abord être vraiment attentif au discours des classes populaires. Au moment de leur mouvement, on s’est beaucoup étonné de voir les gilets jaunes reprendre la formule : « Fin du monde, fin du mois, même combat. »
C’est dire dans quelle inconsidération on tient ceux qui vivent en zone pavillonnaire, « fument des clopes et roulent en diesel » (1). La gauche est empêtrée, mal à l’aise, la droite en profite, en dénonçant de plus en plus le mépris dans lequel est tenu le peuple. Je m’en méfie beaucoup : c’est une manière de saper toute émergence d’un « populisme de gauche ».
Propos tenus par Benjamin Griveaux en 2018, qui qualifiait Laurent Wauquiez de « candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel ».
Cet « empêtrement » n’est-il pas dû, justement, à une extrême droite qui braconne des idées habituelles à gauche, comme l’écologie ? Devant une droite prolixe, la gauche est-elle paralysée ?
Danièle Sallenave : Ça ne date pas d’hier, mais des années 1970, quand toute une gauche n’a pas compris qu’elle devait renoncer définitivement à la « Grande Lueur venue de l’Est », sans pour autant renoncer à œuvrer pour l’avènement d’une république démocratique et sociale. Elle s’est retrouvée face à son propre passé, qui n’était pas toujours très brillant.
Laurent Jeanpierre : Il y a effectivement une tradition de l’avant-gardisme, une croyance dans ses vertus, à gauche, qui est, pour moi, l’un des péchés capitaux de son histoire. Le privilège de la représentation, la nécessité de guider le peuple… L’inventaire des responsabilités de la gauche et des intellectuels de gauche dans leurs propres défaites historiques successives est fondamental. A-t-il été fait jusqu’au bout en ce qui concerne le siècle dernier ? On peut en douter.
De même qu’on ne peut pas tout imputer, dans la situation actuelle de néofascisation rapide et mondiale, à une sorte de ruse ou de tactique réussie de la droite et de l’extrême droite. D’ailleurs, l’extrême droite qui braconne à gauche n’est pas un phénomène nouveau. On n’a pas attendu Michel Onfray et Michel Houellebecq.
Il n’y a plus de bourgeoisie organiquement liée aux idées progressistes et radicales.
C’était déjà le problème cardinal des années 1930, puis des années 1970 où la Nouvelle Droite émerge – notamment par sa revue Éléments, qui a aujourd’hui pignon sur rue alors qu’elle s’échangeait, à l’époque, sous le manteau – avec Alain de Benoist écrivant s’inspirer d’Antonio Gramsci.
Ce programme a réussi, non pas parce qu’il y a plus de grands penseurs d’extrême droite aujourd’hui, mais parce qu’il y a un écosystème médiatique extrêmement favorable pour ces idées. Front populaire, Causeur, CNews sont financés par des mécènes conservateurs qui n’existent pas à gauche. Il n’y a plus de bourgeoisie organiquement liée aux idées progressistes et radicales.
Au-delà du financement, quelles peuvent être les formes d’autocritique des médias, des éditeurs de gauche ?
Laurent Jeanpierre : L’écosystème des éditeurs ne me paraît pas défavorable pour les idées de gauche. Dans notre histoire de la vie intellectuelle en France, nous avons défendu, avec Christophe Charle, l’idée que ce discours de déploration est surtout le symptôme d’une droitisation de la société. En réalité, je n’observe pas ce phénomène de dégradation de la qualité ou de la quantité dans le champ des idées.
Au contraire, je constate une abondance éditoriale pour des pensées marginales ou radicales et critiques. Certes, cette diversité peut nourrir les querelles de chapelles plutôt qu’être perçue comme une richesse interne. Dans ces controverses apparaît alors certainement une forme d’intellectualisme de gauche qui peut être vu comme étant hors-sol.
Doit-on regretter une époque où des intellectuels de gauche affichaient, voire mettaient en scène leur engagement ?
Laurent Jeanpierre : Je ne suis pas nostalgique du modèle de l’intellectuel engagé. Il instaure, comme a pu le décrire Jacques Rancière, une division entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Et si le modèle de l’intellectuel engagé revient à parler de tout et n’importe quoi en n’étant pas forcément compétent, qu’a-t-il de vraiment enviable ? L’un de ses éléments constituants, la pratique pétitionnaire, par exemple, a par ailleurs un rendement politique très faible.
On est dans un interrègne historique où il faut réfléchir à d’autres modalités de participation publique des intellectuels. La question fondamentale, ce n’est pas de se demander si les intellectuels doivent aller au-devant des barricades, ou s’ils doivent être des intellectuels spécifiques, comme disait Michel Foucault. C’est plutôt d’imaginer les alliances possibles avec les autres groupes sociaux.
Nous sommes dans une situation où il y a une démocratisation de la vie intellectuelle, un niveau d’éducation qui a augmenté. Donc les conditions d’accès aux idées sont plus favorables aujourd’hui qu’hier, contrairement à ce que laisse accroire la complainte idéologique dominante qui considère que les gens sont de plus en plus cons. Le croirez-vous, il y a même certains académiciens qui peuvent soutenir ces thèses… Le problème véritable, la résistance très forte des professions intellectuelles elles-mêmes à se mêler au reste de la population.
Danièle Sallenave : Une nouvelle exigence, aujourd’hui, est apparue : admettre les questions que l’autre pose, penser avec Rosa Luxemburg que « la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement ». Mais je dois aussi faire mon autocritique. Je pense que, tout en étant de gauche, j’ai partagé un certain « suprémacisme scolaire », l’idée que l’instruction donne à ceux qui sont instruits une forme légitime, en quelque sorte, de supériorité sur ceux qui ne le sont pas.
Il y a encore des cercles où on continue de penser que l’ignorance est consubstantielle de la nature de la « masse ».
À leur époque, mes arrière-grands-parents vivaient l’ignorance comme une marque d’infériorité. Aujourd’hui, la variété des situations face à la connaissance est infiniment plus grande, mais il n’en demeure pas moins que l’instruction reste l’arme et l’armature d’une vie personnelle, et citoyenne. Cela dit, çà et là, vous avez raison, il y a encore des cercles où on continue de penser que l’ignorance est consubstantielle de la nature de la « masse »…
La formation des politiques conduit-elle forcément à cette tentation du mépris de classe ?
Laurent Jeanpierre : La dégradation de la formation intellectuelle et culturelle des hommes et des femmes politiques est tout à fait flagrante. Elle impose une transformation des institutions de la Ve République. D’ailleurs, une des premières promesses d’Emmanuel Macron, après avoir cédé au mouvement des gilets jaunes, a été de supprimer l’ENA. En fait, on en a juste changé le nom. Rien ou presque sur la diversification réelle des épreuves de recrutement, rien sur la discrimination positive, rien sur la proximité avec le monde universitaire…
Danièle Sallenave : Sommes-nous vraiment capables de tenir compte de ce que pensent ceux qui n’appartiennent pas au monde intellectuel et politique ? Oui, quand on ne peut pas faire autrement ! Par exemple, un court moment, face à des mouvements comme celui des gilets jaunes – ce qui n’a pas empêché que se déploie une véritable sauvagerie policière. Il faut davantage. Il faut que se multiplient les espaces de rencontre, de dialogue et de confrontation. Que surgissent mille lieux de débat et d’exercice de la pensée en commun. Ils ont raison, ceux qui ont l’impression de n’être ni représentés ni entendus.·