« Les morts à l’œuvre » : un bel héritage
La philosophe Vinciane Despret montre que les défunts peuvent être à l’origine d’initiatives prises par des vivants débouchant sur la réalisation d’œuvres d’art.
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Les Morts à l’œuvre / Vinciane Despret / La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 166 pages, 20,50 euros.
Les morts ne sont pas inactifs. Attention, cette affirmation ne relève pas d’une croyance dans le surnaturel ! Elle n’induit pas non plus d’effusion mystique, encore moins de fariboles new age. Pour autant, les défunts peuvent continuer àinfluer sur la vie des vivants. Par exemple, quand les seconds font en sorte que des œuvres d’art soient réalisées pour les premiers, « pour » prenant le sens d’« en souvenir d’eux » autant qu’« à la place d’eux ». Tel est le thème du nouveau livre de Vinciane Despret, Les Morts à l’œuvre.
La philosophe belge a de la suite dans les idées. En 2015, elle publiait Au bonheur des morts (1), où déjà elle s’insurgeait contre la notion, dominante dans nos sociétés, de « travail de deuil ». « Fondée sur cette idée que les morts n’ont d’autre existence que dans la mémoire des vivants, [cette notion] enjoint à ces derniers de détacher les liens avec les disparus, écrivait-elle. Et le mort n’a d’autre rôle à jouer que de se faire oublier. »
Désormais en poche, La Découverte « Poche », 2017.
Vinciane Despret décrivait au contraire une forme d’échange où les morts ont des manières d’exister et « ceux qui restent » des manières de s’adresser à eux. Ce livre détonnant prenait moult détours tout en suivant sa ligne, citant notamment les penseurs qui ont le plus influencé Vinciane Despret – Isabelle Stengers et Bruno Latour –, mais aussi le film de Joseph Mankiewicz The Ghost and Mrs Muir (traduit en français L’Aventure de Mme Muir) (2), ou les mémoires de Dave Van Ronk, grand musicien de la scène folk des années 1960.
Qui ressort au cinéma le 1er février.
Les Morts à l’œuvre se situe donc dans la perspective de son essai précédent. Là encore, si des morts sont partie prenante de ce que décrit la philosophe, rien n’est figé. Son objet d’étude relève d’un cheminement, qui permet aux morts de trouver un prolongement d’existence dans un présent et un futur qu’il ne leur est plus possible d’habiter physiquement. Et aux vivants d’honorer des morts et d’hériter d’eux en accomplissant un parcours qui les mène là où ils ne pensaient pas aller initialement.
« Transformer quelque chose du monde »
Tout repose sur l’existence d’un dispositif intitulé Nouveaux Commanditaires, activant « la possibilité que des artistes puissent répondre à un besoin de création qui émane d’ailleurs ». Vinciane Despret s’est particulièrement intéressée aux œuvres sollicitées à travers ce programme à la suite de décès, proches ou éloignés dans le temps.
La démarche est ainsi établie : des personnes ou des collectifs, répondant à ce qu’ils sentent comme une nécessité à accomplir envers des morts, commandent « une œuvre à un artiste par l’intermédiaire des Nouveaux Commanditaires. Un médiateur culturel est alors désigné, qui cherchera l’artiste contemporain le plus à même d’explorer la forme que pourra prendre cette commande, en tenant compte des souhaits et des besoins qui se seront exprimés ». L’artiste restant toutefois maître de son œuvre.
La philosophe souligne que deux dimensions sont là en jeu, même si la seconde est prépondérante par rapport à la première : politique – « art de la démocratie plutôt que démocratisation de l’art » – et artistique : « Il s’agit de transformer quelque chose du monde – transformer, donner forme, voire une autre forme – par l’œuvre et au-delà d’elle. »
Vinciane Despret, que ce soit dans ses ouvrages sur les animaux ou ses deux livres sur les morts, n’est pas une adepte de l’abstraction. Elle répugne aux généralisations. D’où la structure du livre, composé de cinq cas commentés – et non dénués d’empathie. Chaque fois, l’auteure s’interroge explicitement sur la manière d’entrer dans le récit (« Où devrions-nous commencer à raconter l’histoire ? »). Ouvrir sur les circonstances de la mort des défunts assigne ceux-ci à un état. Cela les fige et contrevient précisément à ce qui se met en place et qu’elle décrit.
Jardin fleuri et sculptures incandescentes
À Diest, en Belgique, c’est un jardin perpétuellement fleuri avec fontaine (artiste : Mario Airò), commandé par des parents pour leur fille enlevée et retrouvée dans un canal ; à Chaucenne (Doubs), deux obélisques (Steven Gontarski) placés à l’entrée d’un terrain de jeu où avaient l’habitude de se retrouver deux jeunes fauchés par une voiture, œuvre sollicitée par leurs amis ; un édifice architectural intitulé Un pont sans fin (Oscar Tuazon), en l’honneur des commandos d’Afrique et de Provence s’étant battus en 1944, à Offemont (Territoire de Belfort), voulu par un collectif constitué d’une association d’anciens combattants, de responsables d’établissement scolaire et du directeur du centre socioculturel de la ville ; à Longepierre (Saône-et-Loire), deux sculptures incandescentes (Anita Molinero) en souvenir de deux condamnés, à tort, pour incendie en 1852 et envoyés au bagne, Pierre Vaux et Jean Baptiste Petit, demandées par le Comité d’initiative pour la mémoire de Pierre Vaux et Jean Baptiste Petit ; et, enfin, une pièce musicale, Il fait novembre en mon âme (Bechara El-Khoury), créée à la Philharmonie de Paris en 2020 et commandée par les parents d’un jeune homme assassiné au Bataclan en 2015
Au long de ces récits, tous passionnants, Vinciane Despret met en exergue ce que crée la réalisation de ces projets artistiques. Par exemple, les morts qui, au départ, ne concernent qu’une famille ou un groupe restreint deviennent non seulement des « morts en commun » – l’œuvre les célébrant se situant dans l’espace public –, mais ils fabriquent aussi du commun : le processus d’élaboration de l’œuvre agrège nombre de personnes d’horizons divers.
D’autant que, très souvent, des batailles doivent être livrées pour mener à bien ces projets, les forces contraires étant nombreuses. Ce fut le cas pour les sculptures en souvenir de Pierre Vaux et Jean Baptiste Petit, les initiateurs étant accusés de « remuer la merde » (autrement dit la mauvaise conscience qui, souterrainement, demeurait depuis un siècle et demi vis-à-vis d’innocents condamnés).
Le projet d’Un pont sans fin s’est, lui, heurté à l’opposition d’élus de droite considérant inopportun d’ériger une œuvre dans un quartier socialement dégradé. Or, ce qui a frappé l’auteure, c’est que les habitants de ce quartier, régulièrement stigmatisé, ont pris parti pour l’œuvre, qui était (pour une fois) un élément valorisant.
« Ce projet a dû être âprement défendu, et sa vie a été loin d’être tranquille, écrit la philosophe. Ce qui a d’ailleurs largement participé au “faire commun” à l’origine d’une communauté. Et ce qui a également favorisé le fait que chacun puisse s’approprier cette commande, d’une manière forte qui étonne encore. »
De l’hospitalité de l’œuvre
Vinciane Despret aborde aussi le profil de l’œuvre elle-même, qui contribue à cette appropriation. Elle parle de « l’hospitalité » de l’œuvre, loin des formes lourdement symboliques « qui codifient d’entrée de jeu les significations ». Elle rejoint là, sans y faire allusion, d’autres philosophes, spécialistes de l’art, comme Marie José Mondzain, qui, elle, réfléchit depuis longtemps sur « l’hospitalité des images », permettant au spectateur de trouver sa place.
Cette interaction entre les œuvres et les vivants agis par des défunts est indispensable dans ces processus. D’autant qu’elles ont pour caractéristiques supplémentaires de se trouver dans l’espace public. « Une des dimensions intéressantes des opérations des Nouveaux Commanditaires est de choisir d’installer l’art là où il n’est pas d’habitude, de l’inscrire dans des lieux de vie, des lieux de commun, ce qui conduit les œuvres à déborder de la simple fonction d’être visibles, voire à déborder tout court – irriguer, toucher d’autres choses, connecter des récits, infléchir le lieu même comme lieu, ses usages, sa mémoire, sa signification, son espace, ses périphéries. »
Installer l’art là où il n’est pas d’habitude, l’inscrire dans des lieux de vie, des lieux de commun.
Ouvrant un des chapitres, une citation d’Emmanuel Berl est extraite du livre de celui-ci ayant pour titre Présence des morts. Les Morts à l’œuvre font la démonstration que dans l’espace social, où le deuil et le chagrin sont peu admis, du moins dans nos sociétés, la présence des défunts peut être source d’élargissement de la vie. C’est avant tout une question d’accueil et de disponibilité.