Mauvaises filles
L’historienne et féministe Christelle Taraud clame dans cette chronique son amour pour les « filles des champs ou du macadam, filles de fortifs ou de bidonvilles, filles de joie ou bien de peine »… et toutes les autres.
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J’aime les « mauvaises filles ».
Celles qui sont nées au mauvais endroit au mauvais moment. Filles des champs ou du macadam, filles de fortifs ou de bidonvilles, filles de joie ou bien de peine. Nées sans pères de filles-mères ou dans des familles déglinguées, fruits de l’inceste ou du viol, ou bien encore d’amours libres – libres pour qui ? –, de connexions passagères, de relations fugaces où le plaisir souvent donné et rarement reçu se paye cash parce que les mères, et bientôt les filles, sont de « mauvaises filles ». De génération en génération, la femme est criminelle, écrit en 1895 Cesare Lombroso.
J’aime les « mauvaises filles ».
Celles qui ont grandi à la va-comme-je-te-pousse, l’école si peu encore, juste le temps d’apprendre que le « masculin l’emporte toujours sur le féminin » – sans rire – et déjà les premières agressions subies, pour prouver la maxime, dans les toilettes des cours de récré ou sur le chemin de l’école ou de la maison. La terreur et la sidération sur fond de rumeur galopante. La réputation d’une fille, c’est sa virginité physique mais aussi morale. Une « fille qui en a touché », consentante ou pas, est une fille partagée, une fille dégradée, une fille perdue. La première chute, toujours la pire, qui fait de vous une « mauvaise fille ».
Les gouailleuses, les harengères, les rebelles de tout acabit. Les vagabondes et les fugueuses, les « hystériques » et les « vicieuses », les « putes » et les cheffes de bande…
J’aime les « mauvaises filles ».
Celles qui travaillent depuis leur plus jeune âge pour des queues de cerise. Travail domestique, zéro pointé. Travail agricole, zéro pointé. Travail en usine, des salaires, certes, mais de misère. À peine de quoi survivre. Et ce qui va avec le travail des femmes. Des ouvrières en cloque de patrons ou de contremaîtres libidineux. L’usine est un bordel et le bordel une usine. Virées grosses. Avortées à l’aiguille à tricoter sur des tables de cuisine. Mères infanticides par désespoir. Des ouvrières en cloque de leurs maris ouvriers. À répétition. Harassées, exsangues. Flora Tristan, socialiste et féministe, dira dans les années 1840 : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire. »
J’aime les « mauvaises filles ».
Les gouailleuses, les harengères, les rebelles de tout acabit. Les vagabondes et les fugueuses, les « hystériques » et les « vicieuses », les « putes » et les cheffes de bande… « Déviantes », disait-on, de gré ou de force. Toutes les enfermées des maisons closes et des prisons pour mineures. Ces structures de dressage. Car les « mauvaises filles » sont des « animaux » qu’il faut mettre en cage.
J’aime les « mauvaises filles ».
Comme nous les racontent l’historienne Véronique Blanchard, la cinéaste Émérance Dubas et la metteuse en scène Sandrine Lanno, avec une bienveillance sorore qui fait chaud au cœur.
Vagabondes, voleuses, vicieuses, Véronique Blanchard, Pocket, 2022, et, avec David Niget, Mauvaises filles. Incorrigibles et rebelles, Textuel, 2016.
Mauvaises filles, Émérance Dubas, documentaire, 2022, en salle.
Mauvaises filles !, Sandrine Lanno, création théâtrale, L’Indicible Compagnie, Théâtre du Rond-Point, à Paris, du 7 mars au 2 avril.
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