Ne rien devoir à l’État, ni au grand patronat
Nicolas Norrito, co-fondateur des éditions Libertalia, raconte les coulisses de cette maison qui s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire.
dans l’hebdo N° 1740 Acheter ce numéro
À l’heure de l’explosion des prix, notamment du papier – Politis peut en témoigner ! –, l’édition indépendante est menacée. Mais, pour proposer des auteur·trices que vous ne lirez jamais chez Bolloré, Montagne ou Gallimard et faire émerger une nouvelle génération de penseurs et de penseuses, quelques irréductibles ne comptent pas leurs heures. Bienvenue dans les coulisses de la maison Libertalia, racontées par son co-fondateur, Nicolas Norrito.
Notre maison d’édition a publié ses premiers ouvrages il y a seize ans, en février 2007. Nous venions de la musique punk et de l’anarchosyndicalisme. Nous animions Barricata, un fanzine autodiffusé à 2 000 exemplaires, organisions de nombreux concerts de solidarité, le plus souvent au local de la CNT ou au CICP, et je jouais dans un groupe, Brigada Flores Magon, qui tournait beaucoup.
C’est naturellement que j’ai pensé à créer une maison d’édition qui constituerait le prolongement de nos autres activités politiques et culturelles. J’ai sollicité Bruno, webmaster et illustrateur du fanzine, et Charlotte, qui travaillait alors pour Court-Circuit, une structure alternative de diffusion-distribution. Depuis cette époque, l’équipe n’a pas changé.
Nous avons été plus nombreux entre 2019 et 2022, mais le trio d’origine tient la barre et fonctionne selon le principe de l’unanimité. Si l’un·e de nous émet une réserve sur une proposition de publication, nous allons au plus simple en répondant négativement.
En 2012, Court-Circuit Diffusion a fait faillite et nous avons été accueilli·es par Harmonia Mundi. Dès lors, nous avons augmenté le nombre de publications annuelles, qui est de 16 à 22 ouvrages. C’est beaucoup pour une petite équipe.
Nous pouvons compter sur l’aide des animatrices et animateurs de la collection N’Autre École, consacrée aux questions pédagogiques (Entrer en pédagogie féministe, d’Audrey Chenu et Véronique Decker, à paraître en mars) ; sur celle de l’équipe de la collection « Orient XXI » (trois titres à ce jour, dont le tout récent Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi) ou sur le soutien d’éditeurs free-lance.
Au fil des années, nous nous sommes profession-nalisé·es. Nous avons renoncé à nos anciens métiers (j’étais enseignant, j’ai quitté l’Éducation nationale ; Charlotte était correctrice au Parisien, elle a cessé de s’y rendre ; Bruno a arrêté de concevoir des sites Internet pour ne plus se consacrer qu’à Libertalia).
En 2018, nous avons ouvert une librairie à Montreuil. Libraires et éditeurs, c’est une vieille tradition du mouvement social, et nous avons d’illustres prédécesseurs : Marcel Hasfeld (La Librairie du travail, 1917-1939), Maspero (La Joie de lire, 1957-1974).
Notre maison d’édition s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire.
Dans ces 40 m2, nous avons entassé quelque 12 000 références. Il y a proportionnellement une forte place pour les sciences humaines et sociales, et des maisons comme Agone, La Fabrique, Divergences, Nada, Amsterdam, La Découverte y ont leur propre espace ; mais nous avons aussi développé des rayons BD, théâtre, poésie et jeunesse.
Ainsi, dans cette petite librairie, on trouve à la fois Rancière et Mortelle Adèle, Gramsci et Le Loup en slip, Paul B. Preciado et One Piece. Chaque semaine, des rencontres publiques sont organisées autour d’ouvrages récents. Le pari de la librairie politique et généraliste de quartier semble atteint, cela nous réjouit.
Notre maison d’édition s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire. Les prix sont délibérément accessibles et, parmi tous les titres du premier semestre 2023, aucun n’est vendu plus de 10 euros. Mais ce choix est difficile à tenir dans une période d’inflation du coût du papier. Sans la librairie, en dépit d’un fonds de plus de 200 titres, l’équilibre comptable serait difficile à atteindre.
Par ailleurs, au fil des ans, nous constatons une désaffection pour une partie de notre catalogue. Les gros ouvrages d’histoire sociale (édités en collection « Ceux d’en bas ») semblent perdre leur lectorat. Dès lors, et sans y renoncer, nous explorons de nouvelles façons d’aborder certains thèmes. Ainsi, nous publierons en février Hardi, compagnons, un ouvrage de Clara Schildknecht qui revisite la geste anarchiste des années 1871-1920 à l’aune de la domination de genre.
Enfin, malgré toute notre volonté de jouir du quotidien, de faire moins et mieux, nous travaillons trop. L’indépendance est à ce prix. C’est notre forme d’irrévérence, nous ne devons rien à l’État ni au grand patronat, et nous n’appartiendrons jamais à Bolloré, Vincent Montagne ou même à Gallimard ; c’est sûrement plus confortable, mais ce chemin-là n’est pas le nôtre.
La place d’une maison d’édition critique, c’est aussi la rue.
Vivement le mouvement social qui rechargera nos batteries. Nous serons, comme à l’accoutumée, en bord de manif avec nos ouvrages. Parce que la place d’une maison d’édition critique, c’est aussi la rue !
La carte blanche est un espace de libre expression donné par Politis à des personnes peu connues du grand public mais qui œuvrent au quotidien à une transformation positive de la société. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
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