Retraites : pénible, vous avez dit pénible ?

Alors que les conditions de travail se dégradent, la pénibilité au travail reste mal prise en compte. Sur ce sujet aussi brûlant que déterminant pour les syndicats, le gouvernement est attendu au tournant.

Pierre Jequier-Zalc  • 4 janvier 2023 abonné·es
Retraites : pénible, vous avez dit pénible ?
Ramassage des poubelles dans l'agglomération de la ville de Dinan en Bretagne, en juin 2022.
© Bertrand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.

« Je n’aime pas le terme [de pénibilité], donc je le supprimerai. Car il induit que le travail est une douleur. » Et non, Geoffroy Roux de Bézieux n’est pas l’auteur de cette phrase. C’est Emmanuel Macron, en pleine campagne présidentielle 2017, qui la prononce lors d’un discours devant les représentants de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME).

Une fois élu, il passe vite des paroles aux actes. Le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), mis en place en 2014, est transformé en compte personnel de prévention (C2P). Adieu la pénibilité. Quatre risques professionnels disparaissent ainsi de ce registre qui permet d’accumuler des points « à convertir en formation, en temps partiel payé temps plein ou en droit à un départ anticipé en retraite ».

Le port de charges lourdes, les postures éprouvantes ou les vibrations mécaniques en sont notamment exclus. « Un cadeau au patronat », dénonce Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT. Depuis l’installation du C3P en 2014, poussé notamment par la CFDT, les organisations patronales fustigeaient une « usine à gaz » et une « épine dans le pied des chefs d’entreprise », pour reprendre les mots du Medef à l’époque.

Usine à gaz

D’une certaine manière, tout le monde – même la CFDT – s’accorde sur « l’usine à gaz ». « Il faut reconnaître que le C3P était trop complexe, avec des seuils et un niveau de traçabilité individuelle qui fait bondir », souligne Catherine Pinchaut, en charge de la négociation sur la réforme des retraites à la CFDT. « Nous étions très critiques des critères de 2014. Nous devions suivre à la trace nos salariés, c’était ingérable », abonde Éric Chevée, vice-président chargé des affaires sociales à la CPME. 

Le C2P ne prend en compte que deux grands groupes de facteurs : ceux liés au rythme de travail (tâches de nuit, répétition d’un même geste…) et ceux liés à un « environnement de travail agressif » (températures extrêmes, bruit…). Des seuils, particulièrement complexes à atteindre, sont fixés pour savoir si, oui ou non, le salarié relève d’une de ces catégories.

Pour être éligible au critère « travail répétitif », il faut réaliser 30 fois le même geste en une minute (soit deux secondes par geste) pendant neuf cents heures par an au minimum. Un rythme quasiment impossible.

Les chiffres viennent illustrer ce constat. En 2021, seuls 643 243 salariés ont été déclarés exposés à au moins un facteur de risque, selon l’Assurance-maladie. Tandis qu’une étude de la Dares, « à partir des seuils de pénibilité retenus, [dénombre ] au total 13 572 407 personnes, soit 60,9 % des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale ».

Il n’y a que de l’affichage et de la com’ de la part du gouvernement.

Parmi elles, 48,4 % sont soumises à des contraintes physiques marquées, les mêmes qui sont sorties des critères de pénibilité en 2017. « La pénibilité des métiers dits de la deuxième ligne, comme les aides à domicile, les caissières ou les travailleurs de la logistique, n’est pas prise en compte », explique Christine Erhel, économiste du travail et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET).

Néotaylorisme

Pourtant, loin des exosquelettes fantasmés par la Macronie (1), les contraintes physiques se sont largement développées ces dernières années : elles touchaient 12 % des salariés en 1974, 34 % aujourd’hui. « C’est contre-intuitif. On pourrait penser qu’avec la technologie les conditions de travail s’améliorent, mais ce n’est pas le cas, poursuit l’économiste, il y a une forme de néotaylorisme qui se met en place. Dans le monde du travail, le progrès technologique n’est pas toujours synonyme de progrès social. »

1

« Les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’exosquelettes, ils sont équipés de matériaux », voici comment le patron des sénateurs Renaissance, François Patriat, a justifié la réforme des retraites sur le plateau de Public Sénat.

En 2020, sur plus de 600 000 nouveaux retraités, seuls 3 086 ont anticipé leur départ grâce à des points acquis dans leur C2P. Un chiffre infime qui illustre le chantier qui attend le gouvernement sur ce sujet dans la future réforme des retraites.

« On peut sans doute encore améliorer les facteurs pris en compte, notamment pour renforcer la prévention de l’usure professionnelle. […] Sur les fins de carrière, on doit permettre aux personnes cassées par le travail de pouvoir, au vu de leur état de santé, partir un peu plus tôt en retraite », affirmait Élisabeth Borne au Parisien le 1er décembre.

Une déclaration floue qui ne semble pas préparer une révolution sur le sujet. Au grand dam de la CGT. « Il n’y a que de l’affichage et de la com’ de la part du gouvernement. Il s’agit de bouger un peu le nombre maximum de points ou les seuils pour augmenter de manière minime les points du C2P. Mais il n’y a pas de remise en cause de ce dispositif qui ne marche pas », affirme Catherine Perret.

À la CGT comme à la CFDT, on plaide pour une évaluation de la pénibilité au niveau des branches professionnelles : elles se baseraient « sur les taux de ­sinistralité. Ce serait beaucoup plus simple, sans traçabilité ­individuelle, avec des critères a priori objectifs, prenant aussi en compte ceux qui ont été sortis en 2017 », explique Catherine Pinchaut.

Campagne de la CGT contre la régression sociale constituée par la réforme des retraites. (Photo : Info’@Com CGT.)

À la CPME, on s’oppose à cette proposition « par peur de voir certaines branches professionnelles affectées et stigmatisées ». L’organisation patronale veut rester sur le système de 2010, qui permet de partir plus tôt à la retraite si on développe, du fait du travail, une incapacité supérieure à 10 %. « Avec l’idée de jouer sur ce taux, peut-être de le réduire un peu », explique Éric Chevée, qui propose aussi « un grand plan de pénibilité » pour améliorer la prévention.

Potentiel explosif

Car, avec le recul annoncé de l’âge de départ à 65 ans, la prise en charge de la pénibilité devient encore plus fondamentale. « Cette réforme vise à augmenter l’emploi des seniors. Donc, si on reste avec le système d’aujourd’hui, on risque de se retrouver avec de plus en plus de personnes qui ne sont plus capables de travailler à 60 ans parce qu’elles seront cassées », décrit Christine Erhel.

C’est une question de société qui se pose ici : les personnes qui abîment leur santé au travail doivent-elles pouvoir bénéficier d’une partie de leur retraite en bonne santé ? Sachant que l’espérance de vie en bonne santé est, en France, de 65,9 ans pour les femmes et de 64,4 ans pour les hommes, et que « la retraite joue un rôle positif sur la santé, tout particulièrement chez les personnes ayant été exposées à des conditions de travail pénibles », selon une étude récente.

Entre voies patronale et syndicale, le gouvernement doit donc trouver une voie de passage dans cette réforme au potentiel explosif. La CFDT assure que, même si le modèle souhaité sur la pénibilité est mis en place, elle continuera de s’y opposer tant qu’y figurera le recul de l’âge légal de départ. Mais, parmi les personnes qui suivent la concertation en cours entre les partenaires sociaux et le gouvernement, on nuance un peu cette affirmation.

Il y a s’opposer à la réforme et comment on s’y oppose.

« Il y a s’opposer à la réforme et comment on s’y oppose, souffle une source au cœur des discussions, et si le gouvernement donne satisfaction à la CFDT sur le sujet de la pénibilité, peut-être que la mobilisation sera moins forte que s’ils sont opposés sur tous les points. » Si tout le monde ne parle que des 65 ans, le sujet de la pénibilité pourrait donc, finalement, être très politique.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Travail
Publié dans le dossier
Retraites : la bataille est lancée
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

« Métiers féminins » : les « essentielles » maltraitées
Travail 15 novembre 2024 abonné·es

« Métiers féminins » : les « essentielles » maltraitées

Les risques professionnels sont généralement associés à des métiers masculins, dans l’industrie ou le bâtiment. Pourtant, la pénibilité des métiers féminins est majeure, et la sinistralité explose. Un véritable angle mort des politiques publiques.
Par Pierre Jequier-Zalc
Jeu vidéo : un tiers des effectifs du studio français Don’t Nod menacé de licenciement
Social 9 novembre 2024

Jeu vidéo : un tiers des effectifs du studio français Don’t Nod menacé de licenciement

Les employés du studio sont en grève. Ils mettent en cause une gestion fautive de la direction et exigent l’abandon du plan, révélateur des tensions grandissantes dans le secteur du jeu vidéo.
Par Maxime Sirvins
Chez ID Logistics, un « plan social déguisé » après le départ d’Amazon
Luttes 29 octobre 2024 abonné·es

Chez ID Logistics, un « plan social déguisé » après le départ d’Amazon

Depuis plus de deux semaines, les salariés d’un entrepôt marseillais d’une filiale d’ID Logistics sont en grève. En cause, la fermeture de leur lieu de travail et l’imposition par l’employeur d’une mobilité à plus de 100 kilomètres, sous peine de licenciement pour faute grave.
Par Pierre Jequier-Zalc
Mort de Moussa Sylla à l’Assemblée nationale : le parquet poursuit Europ Net
Travail 23 octobre 2024 abonné·es

Mort de Moussa Sylla à l’Assemblée nationale : le parquet poursuit Europ Net

Selon nos informations, le parquet de Paris a décidé de poursuivre l’entreprise de nettoyage et ses deux principaux dirigeants pour homicide involontaire dans le cadre du travail, plus de deux ans après la mort de Moussa Sylla au cinquième sous-sol de l’Assemblée nationale.
Par Pierre Jequier-Zalc