Prison : la double peine des personnes en situation de handicap
Malgré des alertes récurrentes, les invalidités psychiques ou physiques des détenus sont encore trop peu dépistées et prises en compte, alors que le milieu carcéral est inadapté.
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Pauline Depirou avait 26 ans quand elle s’est pendue dans sa cellule à la maison d’arrêt de Caen (Calvados) en février 2020. Elle était pourtant libérable six mois plus tard. Mais la souffrance était devenue insupportable pour la jeune femme, qui avait déjà tenté de mettre fin à ses jours quatre fois en un an et demi. Son handicap psychique, de type psychotique, connu depuis l’enfance, s’était aggravé derrière les barreaux, où son comportement violent entraînait toujours plus de restrictions.
Dans un courrier d’octobre 2018 adressé à la mère de la jeune femme, le directeur du centre pénitentiaire de Rennes (Ille-et-Vilaine) reconnaissait : « Il est indéniable que l’emprisonnement de votre fille mériterait une prise en charge complémentaire sur le plan sanitaire et un accompagnement médico-psychologique à un niveau adapté. »
Malgré les alertes de la famille, de son avocat, des experts, de la détenue elle-même, qui demandait encore quelques heures avant sa mort de partager sa cellule, l’administration pénitentiaire n’a pas pris les mesures adaptées pour la protéger. À ce titre, l’État a été condamné, mi-novembre 2022, à indemniser la famille de Pauline Depirou à hauteur de 100 000 euros par le tribunal administratif. Il n’a pas fait appel.
Cette décision, sans précédent à ce degré de juridiction, souligne en filigrane l’incompatibilité du handicap avec l’emprisonnement. « Elle fait reposer toute la faute sur l’administration pénitentiaire. Ce n’est qu’une partie du problème car ce n’est pas elle qui décide de qui va ou ne va pas en prison », commente Pauline Petitot, de l’Observatoire international des prisons, qui a publié un rapport en juillet 2022 sur les difficultés d’accès aux soins spécialisés en détention. La chargée d’enquête déplore que les suspensions et aménagements de peine pour raisons médicales ne soient accordés qu’aux mourants.
Privations de droits
Le milieu carcéral paraît pourtant « absolument inadapté » aux handicaps, selon l’Association des professionnels de santé exerçant en prison. « Nous avons eu l’exemple d’un magistrat qui avait écroué une personne tétraplégique. Où mettons-nous les limites ? » interroge sa présidente, la docteure Béatrice Carton, qui poursuit : « Dans certains cas, les juges expliquent ne pas avoir d’autres solutions et attendent que nous trouvions des structures d’accueil plus adaptées à l’extérieur, mais c’est très compliqué, car ces dernières sont réticentes à accueillir des personnes incarcérées. »
Un magistrat a écroué une personne tétraplégique. Où mettons-nous les limites ?
Elles restent donc, la plupart du temps, enfermées et, faute d’effectif suffisant, les « soins sont limités aux plus urgents », regrette la médecin-cheffe de l’unité sanitaire de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (Yvelines), où deux postes d’infirmière sur quatre sont vacants.
Au centre de détention de Bédenac (Charente-Maritime), le médecin a fini par démissionner, « ne pouvant plus accepter éthiquement les conditions d’hébergement et de soins de ses patients détenus au bâtiment G », précise le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en avril 2021.
Le bâtiment G est une unité d’une vingtaine de cellules qui reçoit depuis 2013 les prisonniers en perte d’autonomie liée à l’âge ou au handicap. C’est la seule de ce type sur tout le territoire, qui ne compte que 472 cellules pour personne à mobilité réduite (PMR), répertoriées dans un établissement sur deux. Le CGLPL y signalait de graves dysfonctionnements.
« Une des personnes atteintes de démence nécessite d’urgence une prise en charge dans une structure spécialisée avec surveillance constante : elle a été vue par les contrôleurs en train de décortiquer et manger son réveil en plastique (seul objet qui ne lui avait pas été retiré) et boit régulièrement l’eau des toilettes en utilisant ce qu’elle trouve comme gobelet. Ses propos sont incohérents et elle n’a plus aucune autonomie dans les actes essentiels de la vie, si ce n’est la déambulation », peut-on lire parmi les recommandations d’urgence émises par l’autorité indépendante.
En dehors de ce cas extrême, qui pose la question du sens de la peine, le manque d’accessibilité dans le parc pénitentiaire vétuste prive parfois les détenus handicapés des mêmes droits que les autres à la promenade ou aux activités, et la pénurie de soins les rend encore plus vulnérables.
« Nous recevons des témoignages de personnes qui pendant deux ou trois jours n’ont pas pu prendre de douche parce qu’il leur manquait un équipement. Leurs besoins en santé n’ont pas été pris en compte parce que le médecin n’était pas là, que la personne est arrivée de nuit ou un week-end », rapporte Patrice Tripoteau, directeur général adjoint d’APF France Handicap.
Au motif d’une meilleure prise en charge, F. a été transféré dans cinq établissements différents depuis son incarcération en 2015. Il souffre à la fois de douleurs chroniques au dos liées à une chute au moment de son arrestation et de la maladie de Verneuil, une affection de la peau qui l’oblige à porter des couches et à disposer d’une bouée pour s’asseoir.
« Il est de plus en plus diminué au niveau de ses mouvements. Cela devient très compliqué au quotidien. Il dort mal. Il a un matelas qui s’est complètement affaissé », s’inquiète sa sœur, qui dénonce des mesures de sécurité excessives pour lui. « Nous avons fait une demande pour avoir un matelas médical adapté à sa morphologie. Cela a été refusé. Sa chaise roulante ne passe pas par la porte de sa cellule… Il attend des opérations depuis 2019 », énumère celle qui n’a pas vu son frère depuis plus de deux ans. S’ajoutent des moqueries de certains surveillants, contre lesquels il a déposé plainte.
Nous avons fait une demande pour avoir un matelas médical adapté à sa morphologie. Cela a été refusé.
Au-delà de ces attitudes individuelles signalées ponctuellement, le personnel pénitentiaire, parfois sollicité pour aider les prisonniers peinant à se déplacer, n’est pas sensibilisé au handicap. Il touchait pourtant au moins 5,44 % de la population carcérale en 2021, selon la direction de l’administration pénitentiaire, qui précise qu’il s’agit d’« un ordre d’idées » fondé sur des remontées de terrain d’une partie des établissements. À Château-Thierry (Aisne), où le quartier de la maison centrale reçoit des hommes atteints de troubles psychotiques sévères, comme l’a constaté le CGLPL en 2015, ce taux atteindrait 58 %.
Personnels en difficulté
« La prison n’est pas du tout adaptée au monde du handicap. Cela met les personnels en difficulté dans leur approche de la personne détenue et dans les gestes professionnels du quotidien, ne serait-ce que pour faire une fouille par palpation ou une fouille intégrale », relève Wilfried Fonck, secrétaire national de l’Ufap-Unsa Justice, qui estime que le nombre de prisonniers aux « pathologies psychiatriques qui relèvent d’une prise en charge lourde a augmenté » depuis vingt ans sans que les effectifs y aient été préparés.
« En matière de suivi, la prise de traitement est très compliquée à gérer. Les médicaments font l’objet de trafics. Certains, n’ayant plus accès à d’autres produits, se défoncent à cela. Des gens entrent sans être toxicomanes et ressortent toxicomanes, c’est aberrant », s’offusque-t-il.
Beaucoup échappent aussi au suivi médical, faute de diagnostic, et n’entament jamais les démarches pour être reconnus en situation de handicap et toucher les aides afférentes. Une étude menée par le docteur Éric Durand-Billaud il y a dix ans au sein des maisons d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne) concluait qu’un homme écroué sur trois était traumatisé crânien, sept fois plus que dans la population générale.
Depuis, Francine Maragliano, la présidente de l’Association des familles de traumatisés crâniens et de cérébrolésés de l’Eure, se bat pour améliorer le repérage. « Nous ne sommes pas arrivés à entrer en prison comme nous l’avions imaginé. Nous avons trouvé une façon différente d’avancer en formant les professionnels qui y interviennent de près ou de loin », raconte-t-elle.
Ces initiatives visant à améliorer la vie des prisonniers handicapés tiennent aux bonnes volontés locales. Ainsi, au centre de détention de Toul (Meurthe-et-Moselle), des auxiliaires de vie interviennent sept jours sur sept grâce à l’agence régionale de santé Grand Est, qui a permis la signature d’une convention avec le centre hospitalier de rattachement.
Une fois que ces détenus sont derrière les murs, tout le monde s’en fout pas mal.
Le contexte de surpopulation carcérale et la particularité des maisons d’arrêt, où les séjours sont courts, ne facilitent pas le développement de tels projets. « Aujourd’hui rien ne bouge. En fin de compte, une fois que ces détenus sont derrière les murs, tout le monde s’en fout pas mal, tout comme du prisonnier lambda », conclut amèrement Wilfried Fonck.
Améliorer l’accès au travail
Depuis 2014, un établissement médico-social expérimental, assimilable à un établissement et service d’aide par le travail (Esat), permet à dix hommes présentant un handicap psychique et incarcérés au centre de détention Val-de-Reuil (Eure) d’exercer des « activités de conditionnement et de reprographie-imprimerie adaptées à leur santé, tout en bénéficiant d’un accompagnement médico-social », selon l’Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle des personnes placées sous main de justice.
En 2019, une structure similaire a ouvert à la maison centrale d’Ensisheim (Haut-Rhin). Une ordonnance du 19 octobre 2022 prévoit de les pérenniser et d’en créer de nouvelles. Parallèlement, cinq entreprises adaptées ont vu le jour en prison depuis 2021. Cinq autres implantations sont programmées.