« Venez voir » de Jonás Trueba : supportable, la légèreté de l’être ?

Le cinéaste espagnol met en scène deux couples amis pour s’interroger sur le rapport que nous avons au réel. Subtil et profond.

Christophe Kantcheff  • 3 janvier 2023 abonné·es
« Venez voir » de Jonás Trueba : supportable, la légèreté de l’être ?
Un film subtil qui nous interroge sur notre rapport au réel.
© Los Ilusos Films

Venez voir /Jonás Trueba / 1 h 04.

Qui a vu Eva en août (2020), le joli film qui a révélé Jonás Trueba en France, sait que le cinéaste madrilène aime à prendre son temps. C’est le cas dès l’ouverture de Venez voir : la caméra s’attarde sur le visage d’Helena (Itsaso Arana, qui interprétait déjà Eva). Avec son compagnon, Dani (Francesco Carril), et un couple d’amis, Susana (Irene Escolar) et Guillermo (Vito Sanz), elle assiste à un concert de jazz.

Par la grâce du visage de l’actrice, c’est comme si le spectateur assistait à l’imprégnation de la musique par l’être entier du personnage, comme s’il la sentait pénétrée par les ondes, par cette substance intangible que sont les notes de musique. Tel est précisément ce qui est au cœur de Venez voir : Qu’est-ce que le réel ? Comment se manifeste-t-il ? Comment l’appréhendons-nous ?

Au terme du concert, Susana et Guillermo annoncent à Helena et Dani qu’ils attendent un enfant et seraient ravis de les recevoir dans leur maison maintenant qu’ils habitent loin de Madrid. De retour chez eux, Helena et Dani sont déstabilisés. Même si c’est implicite (hormis le fait que Dani dit expressément qu’il ne souhaite pas avoir d’enfant), les choix de leurs amis semblent lester ceux-ci d’un poids de réalité qu’ils ne désirent pas. Ils acceptent toutefois l’invitation.

Dès lors, le cinéaste ne filme pas une confrontation entre deux couples, mais continue à mener son interrogation. Il n’opte pas pour tel mode de vie, mais induit de la distance. Notamment avec une des chansons de la BO signée Bill Callahan, « Let’s move to the country » (« Déménageons à la campagne »), toute en douce ironie.

Question ouverte

Arrivés chez leurs amis, Helena (surtout elle) et Dani amènent une réflexion par l’intermédiaire de la lecture de passages d’un livre de Peter Sloterdijk au titre tout sauf anodin : Tu dois changer ta vie !. Comme précédemment avec la musique de jazz, la pensée de Sloterdijk, qui relève par définition de l’intellectualité, vient se mêler au prosaïsme de la scène, d’autant que le quatuor est en train de déjeuner sur la terrasse ensoleillée de la maison.

Il est rare au cinéma de montrer, le plus simplement du monde, l’interaction entre abstraction et matérialité. Qui se décline aussi en fiction versus documentaire quand, à la toute fin du film, Trueba montre quelques images du tournage. Ce n’était pas forcément utile.

Venez voir avait précédemment posé une question d’autant plus formidable qu’elle reste ouverte. On peut l’énoncer ainsi : une vie s’élargit-elle avec un enfant, une maison, au gré d’une musique ou d’une pensée ? Ce qui fait songer à la belle interrogation du philosophe David Lapoujade (1) : « De quoi peut manquer une existence pour être plus réelle ? »

1

Dans son livre Les Existences moindres (Minuit, 2017)

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes