2022, année de la décolonisation culturelle de l’Ukraine
L’affirmation d’une identité distincte de celle de la Russie s’ancre dans le pays. Mais l’idée est encore très neuve ailleurs, y compris en France.
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Depuis des mois, l’affirmation de l’identité ukrainienne est omniprésente dans l’espace public du pays. Le drapeau et les innombrables déclinaisons graphiques de ses fameuses bandes jaune blé et bleu ciel s’affichent aux fenêtres, sur les murs, sous forme de posters, de broches, etc.
Des campagnes de promotion en tout genre – pour protéger le petit commerce, pour soutenir une collecte de dons… – déclinent un célèbre logo en forme de goutte d’eau aux couleurs nationales né lors de l’invasion de 2013, pour symboliser que « l’océan tire sa force de l’addition des gouttes qui le composent ».
On porte avec ostentation la vyshyvanka, chemise brodée ukrainienne typique, des T-shirts floqués « I am Ukrainian ». Les chants patriotiques fleurissent, on pousse l’hymne national en toute occasion. Le tryzoub, trident des armoiries ukrainiennes, est le motif-phare d’un fort engouement pour le tatouage nationaliste.
« Il y a une explosion des signes pour montrer sa fierté d’être ukrainien et dissoudre le complexe entretenu envers la Russie », observe Oleksandra Romantsova, directrice du Center for Civil Liberties, à Kyiv. Née à Mykolaïv, ville proche de Kherson, elle a vécu personnellement les étapes d’une lente décolonisation culturelle dans cette ceinture sud de l’Ukraine où le russe était la langue dominante.
« Je n’ai appris l’ukrainien qu’au début des années 2000, à l’âge de 19 ans, à mon entrée à l’université. Nos manuels scolaires étaient élaborés en Russie, l’Ukraine y était dépeinte comme une terre de souffrances dans l’ombre du grand-frère russe, porteur de la grande littérature quand la production locale était dépréciée. Idem pour les travaux de nos scientifiques. Et ce qu’il y avait de meilleur chez nous, la Russie se l’arrogeait, dans un pur esprit colonisateur. »
Oleksandra Romantsova situe à 2014 la naissance d’une vision revendiquant clairement une culture distincte, lors de la mainmise des pro-Russes sur le Donbass, puis de l’annexion de la Crimée par la Russie. « Nous avons vu s’affirmer la conscience de notre diversité ethnique, de la spécificité de notre démocratie, de l’identité de notre langue, etc. »
Nos manuels scolaires étaient élaborés en Russie, l’Ukraine y était dépeinte comme une terre de souffrances.
Depuis février 2022, nombre d’Ukrainien·nes de l’Est et du Sud délaissent le russe pour prioriser l’ukrainien, en signe d’appartenance à la nation ukrainienne. La volonté décolonisatrice s’est exprimée de manière inattendue en octobre dernier lors de l’attribution du prix Nobel de la paix au Center for Civil Liberties, pour sa défense de la démocratie et ses enquêtes sur les crimes commis par l’armée russe.
Une polémique a surgi, car la distinction a été partagée avec le militant bélarusse Alès Bialiatski et l’ONG russe Memorial. Des récipiendaires très fréquentables, « mais des gens ont critiqué le choix d’associer les trois peuples dans cet honneur, ce qui fait écho à la propagande coloniale russe – trois branches pour une seule nation », explique Oleksandra Romantsova.
Doxa nationaliste
Olga Sagaidak a vu se développer, jusqu’à la haine, ce rejet massif de la Russie et des Russes, accusés globalement – au mieux – de passivité face au déclenchement de cette guerre. « C’est devenu le marqueur dominant du nationalisme ukrainien. »
Représentante en France de l’Institut ukrainien, cette spécialiste de l’art ne cesse de s’étonner de constater ici une certaine complicité intellectuelle avec la doxa nationaliste russe. « Je n’ai trouvé aucune étude ukrainienne à la Sorbonne, où il existe depuis plus d’un siècle une abondante production sur la Russie. »
L’historien français Daniel Beauvois, spécialiste du triangle Russie-Ukraine-Pologne, signale l’emprise durable sur l’enseignement universitaire français des thèses de l’historien Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912) : « La civilisation ukrainienne y est décrite comme un phénomène local, dont l’idiome n’a pas plus statut de langue que le provençal. Pour Giscard d’Estaing, l’indépendance de l’Ukraine était aussi peu fondée que ne le serait celle de la région Rhône-Alpes. Cependant, les perceptions ont changé de manière tellement radicale, depuis 2022, que l’on peut désormais espérer que l’Ukraine va enfin pouvoir occuper la place qu’elle mérite (1). »
« L’identité post-coloniale de l’Ukraine », conférence donnée le 9 décembre 2022 à la Sorbonne, disponible ici.
Les livres de la semaine
Russie, un vertige de puissance. Une analyse critique et cartographique (1986-2023), Jean Radvanyi, La Découverte, 192 pages, 32 euros.
Richement illustré, cet ouvrage retrace les évolutions de la politique étrangère de la Fédération de Russie, feu l’Union soviétique, sans se limiter à ses confins occidentaux. Car les conflits se sont multipliés depuis la perestroïka, du Caucase à l’Asie centrale. À partir de la « souveraineté limitée » de la CEI (après l’URSS en 1991) et face au « défi des élargissements » de l’Otan, Jean Radvanyi, géographe spécialiste de l’espace postsoviétique, décrit l’actuelle politique étrangère russe en Asie-Pacifique, au Moyen-Orient et en Afrique. Sans oublier, bien sûr, dans ce « vertige de puissance » poutinien, l’actuelle « guerre de conquête » en Ukraine, un « État pivot » devenu une « nation inattendue » pour Moscou.
Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, traduit de l’allemand et présenté par Denis Eckert, CNRS éditions, 320 pages, 22 euros.
Voici sans doute l’un des livres les plus importants, paru outre-Rhin en 2017, pour comprendre les rapports, longs et complexes, entre la Russie et l’Ukraine depuis le Moyen Âge. Historien autrichien de l’Europe orientale, Andreas Kappeler montre combien la volonté obstinée de Poutine ne s’appuie que sur « une vision impériale » vis-à-vis de ses voisins. Or on y apprend que la culture russe a connu une véritable « ukraïnisation » au début du XVIIIe siècle, quand la « politique d’occidentalisation » de Pierre le Grand de la Russie orthodoxe, alors figée, a dû faire appel aux lettrés de Kyiv. Même si les Lumières (françaises) sont arrivées ensuite à Kyiv via Saint-Pétersbourg… Des allers-retours entre « frères inégaux » qui montrent que ce qu’on appelait la « Petite-Russie », l’Ukraine, ne saurait être un simple appendice de la Russie.
Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne. Korine Amacher, Éric Aunoble et Andrii Portnov (dir.), Antipodes, 440 pages, 30 euros.
Certes, il y a bien une histoire « commune », sans doute « partagée », entre l’Ukraine, la Pologne et la Russie, ne serait-ce que par les nombreux conflits qui ont éclipsé la « diversité humaine » dans ces territoires et nations. Les « questions mémorielles » secouent sans cesse l’actualité polonaise, ukrainienne et russe, nourrissant les batailles géopolitiques en cours. Une trentaine de chercheurs spécialistes de l’Europe centrale et orientale montrent comment des « romans nationaux antagonistes » sont rédigés pour mieux mettre en exergue, de l’histoire à la mémoire, des récits historiques spécifiques. Et bien sûr conflictuels.