Art Ensemble of Chicago : un long voyage musical
Une captation du concert sur la scène de la Maison des arts de Créteil en février 2020, célébrant la première venue en France du collectif cinquante ans plus tôt.
dans l’hebdo N° 1744 Acheter ce numéro
The Sixth Decade from Paris to Paris / Art Ensemble of Chicago / I See Colors.
Le lien entre Paris et l’Art Ensemble of Chicago est une histoire ancienne, commencée en 1969, quand les musiciens sont arrivés dans la capitale française. Ils n’étaient encore que l’Art Ensemble jusqu’à ce qu’un promoteur juge utile d’ajouter « of Chicago » au patronyme qu’ils utilisaient jusque-là pour revendiquer leur esprit collectif.
Collectif pérenne sans leader affiché, qui faisait d’ailleurs figure d’exception dans le monde du free-jazz, plutôt le fait d’individus. Seuls l’Arkestra de Sun Ra et peut-être le New York Art Quartet pourraient à ce titre lui être comparés, mais le premier mettait en avant une légendaire figure de proue et le second a été aussi éphémère que fulgurant. Éphémère, l’Art Ensemble of Chicago ne l’a pas été, et, si sa formation a pu évoluer au fil des ans, c’est par l’apport de nouveaux musiciens plutôt que par une transformation du noyau historique.
L’histoire avec Paris n’a pas été non plus éphémère puisque le collectif y est resté pendant plusieurs années, jouant beaucoup et enregistrant tout autant, dont un album historique avec Brigitte Fontaine, Comme à la radio. C’est sans doute ce qui en fait une figure particulièrement mythique ici, autant pour celles et ceux qui ont pu le voir à l’époque que pour les autres qui ne peuvent que regretter de ne pas avoir été présents.
Cette longue histoire méritait bien une célébration. Il y en eut deux pour son cinquantenaire. La parution de l’album We Are on the Edge, en juin 2019, premier enregistrement studio depuis 2003, et, le 7 février 2020, un concert à la Maison des arts de Créteil dans le cadre de l’excellent festival Sons d’hiver – dont la 32e édition bat actuellement son plein, jusqu’au 18 février –, au cours duquel trois compositions de ce disque ont été jouées. Un événement, comme l’est la parution aujourd’hui de l’enregistrement de ce concert sous la forme d’un double CD.
Somme musicale
C’est un Art Ensemble of Chicago à la fois privé de trois de ses membres originaux, aujourd’hui disparus – le trompettiste Lester Bowie, le bassiste Malachi Favors et le multi-instrumentiste Joseph Jarman –, et augmenté pour l’occasion d’une vingtaine de musiciens et d’un nombre encore plus nombreux d’instruments.
Trois vocalistes également : la soprane Erina Newkirk, la voix de basse Roco Córdova et Moor Mother dans le registre déclamatoire du « spoken word ». Le tout sous la direction des deux membres historiques, Roscoe Mitchell aux saxophones sopranino et alto et Famoudou Don Moye à la batterie et à une ribambelle de percussions.
Le résultat est un voyage de plus d’une heure et demie qui visite une multitude de territoires musicaux : opéra, musique contemporaine, classique, jazz évidemment. De continents aussi, Amérique, Europe et Afrique, dans un syncrétisme et une attitude depuis longtemps revendiquée par les musiciens noirs américains et que résumait le pianiste Cecil Taylor dans cette citation rapportée dans l’ouvrage de Pierre Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz Black Power : « Je n’ai pas peur des influences européennes. Ce qui est important, c’est de les utiliser – comme le fit Ellington – en tant que partie intégrante de mon existence de Noir américain. »
Une somme musicale, dans laquelle on croise les enchevêtrements nuageux des cordes, les stridences du violon ou des cuivres, les percussions cristallines qui explosent comme des feux de Bengale, les mots libérateurs lancés avec force par Moor Mother, l’esprit de la danse qui subitement prend le pouvoir, le surgissement d’une fanfare exigeant que soit rendue la magie (« Bring Back the Magic »), les éclats d’un piano martelé et, aux notes éparpillées, une poussée de fièvre funky et quelques transes tribales.
La dernière étape du voyage est une reprise du très beau et limpide « Odwalla » au cours de laquelle Roscoe Mitchell déroule le générique, avant un long rappel commencé comme une joute vocale entre om tibétain et vocalises de cantatrice, avant de s’estomper doucement, manière de prendre définitivement congé.