Ces journalistes qui veulent écrire le mot « victoire »
Informer ? Depuis un an, pour les professionnels des médias ukrainiens, il s’agit aussi d’alimenter les enquêtes judiciaires, de participer à des microréseaux d’aides et de porter des collectes nationales de dons.
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Un démantèlement durable des lois travail Comment être de gauche dans un pays en guerre ? Dans les décombres, la vie quand même Sur le front de la santé mentale« Et toi, comment vas-tu ? » me demande le journaliste d’un média international en direct à la radio, ce 18 janvier 2023. Une demi-heure plus tôt, un hélicoptère est tombé sur une école maternelle à Brovary, une commune de la banlieue de Kyiv. Au même moment, je conduisais mes deux plus jeunes filles, 4 et 6 ans, dans un jardin d’enfants situé à deux cents mètres du lieu de l’accident.
Ce jour-là, une fillette de 5 ans et sa mère sont décédées, ainsi qu’une autre femme, mère de trois enfants. « Et toi, comment tu te sens ? » Une telle question me surprend. Les journalistes ukrainiens n’éprouvent plus le besoin de la poser aux gens, pas plus que le public ukrainien n’en attend de réponse.
Nous comprenons très bien le ressenti de tout un chacun lorsqu’un obus explose devant ses yeux, que des êtres qui lui sont chers meurent ou que des missiles russes détruisent sa maison, son monde, son avenir. Militaires, civils, journalistes, nous sommes des cibles dans cette guerre russe sans règles.
Douze journalistes tués en 2022
Notre profession vit une période dramatique. En 2022, selon la Fédération internationale des journalistes, douze journalistes, étrangers compris, sont morts dans l’exercice de leur profession dans la guerre en Ukraine.
Je me souviens de Max Levin, un photojournaliste qui a travaillé sur le front en 2014-2015. Le 13 mars 2022, il est parti pour le village de Moschun, au nord de Kyiv. Son cadavre a été retrouvé le 1er avril, lorsque l’armée russe s’est retirée de la région. Il n’a pas seulement été victime d’un bombardement. Une analyse de la scène, selon Reporters sans frontières (RSF), indique clairement une exécution, qui pourrait avoir été précédée d’interrogatoires, voire de tortures par l’armée russe.
Mais les journalistes ne meurent pas seulement dans cette guerre en travaillant. Le 28 avril, Vira Hyrych, de Radio Liberty, est décédée dans son appartement à Kyiv lors d’une attaque à la roquette déclenchée lors de la visite du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, dans la capitale.
Nous ne demandons plus aux gens « comment ils se sentent » : exactement comme nous-mêmes, nous le savons.
Les journalistes ukrainiens, comme des centaines de milliers de civils, subissent aussi l’occupation. En mars, nous étions inquiets du sort de Julia Harkusha, journaliste de Marioupol. Elle était bloquée, avec son jeune fils atteint d’un trouble autistique, dans une ville que détruisait méthodiquement l’artillerie russe. Des semaines durant, Julia a tenté de s’échapper. Elle a subi des perquisitions et s’est résolue a détruire tout son matériel professionnel pour dissimuler au mieux ses activités de journaliste.
La route entre Marioupol et Zaporijjia était entrecoupée d’une douzaine de points de contrôle russes. Tout le monde pouvait être arrêté, fouillé ou tué. Les journalistes ukrainiens n’ont aucun privilège par rapport aux autres civils, qui n’ont eux-mêmes aucun privilège par rapport aux militaires dans cette guerre totale que la Russie mène contre l’Ukraine. Nous risquons tous notre vie. C’est pourquoi cela fait longtemps que nous ne demandons plus aux gens « comment ils se sentent » : exactement comme nous-mêmes, nous le savons.
Dans cette guerre sans règle, de nature criminelle, sans aucune explication ou justification rationnelle, où le bombardement des infrastructures civiles est systématique, les civils meurent au même titre que les militaires. Par conséquent, rendre compte des victimes de cette guerre revient souvent à documenter des crimes de l’agresseur russe.
C’est précisément la mission que s’est donnée un groupe de journalistes, dont notre ancienne collègue Nataliya Gumenyuk, qui ont fondé le puissant Reckoning Project. Une équipe d’enquêteurs internationaux et un réseau de journalistes régionaux recueillent les récits des victimes afin de les publier dans les médias de masse. Mais ces documents sont aussi destinés à servir de preuves devant les tribunaux. En temps de guerre, la recherche de la justice est indissociable de la recherche de la vérité.
Marathon télé
L’information est également destinée à aider. Lorsque je me suis rendue dans le village de Kapitolivka, près d’Izyum, avec l’ONG PEN Ukraine, c’était pour recueillir l’histoire de la famille de Volodymyr Vakoulenko, un écrivain ukrainien pour enfants. Il a été enlevé à son domicile et tué par les Russes pendant l’occupation. Son corps a été retrouvé plusieurs mois plus tard dans la forêt d’Izyum. Les photos d’exhumation de ces martyrs ont fait le tour du monde.
Raconter cette histoire, c’est consigner un crime de guerre, mais aussi lancer un appel à l’aide. Volodymyr élevait seul son fils, atteint d’une forme grave d’autisme. Ce sont ses parents à la retraite qui l’ont pris en charge. Mais ils auront du mal à assurer le traitement dont a besoin leur petit-fils. Cette aide arrive : des écrivains lituaniens collectent de l’argent pour la famille.
À Kamyanka, entre Izyum et Sloviansk, les combats ont été si acharnés qu’il ne reste du village que des ruines. Lorsque nous nous y rendons, nous ne filmons pas seulement un paysage apocalyptique, nous documentons les conditions inhumaines dans lesquelles vivent encore plusieurs habitants, abandonnés dans les ruines de leurs propres maisons. Plus d’électricité ni d’eau, ils recueillent la pluie pour s’abreuver. Pour cuisiner et se chauffer, le bois est la seule option. Mais la collecte est très dangereuse, car tout le territoire du village est miné.
Serhiy, 60 ans, vit là avec sa mère de 82 ans. Lorsque nous avons raconté leur histoire, des amis ont acheté un groupe électrogène de l’autre côté de la frontière. Un mois plus tard, alors que nous roulons de nouveau sur la route Izyum-Sloviansk, nous nous arrêtons à Kamyanka pour leur livrer le colis. Des histoires de ce type, le pays en recèle des dizaines de milliers. Les journalistes essaient régulièrement non seulement d’informer, mais aussi d’aider directement ceux qui en ont le plus besoin.
Lorsqu’une guerre totale d’usure et de destruction est menée contre un pays, il n’est pas difficile de comprendre que le « front de l’information » est une formule métaphorique. Le vrai front, lui, a besoin de ressources concrètes. Surtout quand les plus grandes batailles de cette guerre sont encore à venir. Depuis un an maintenant, tous les médias ukrainiens informent activement sur les collectes de fonds lancées pour alimenter la ligne de front en drones, lunettes, caméras thermiques, voitures, etc.
Les médias publics et privés contribuent à un marathon télé permanent qui divulgue les informations officielles touchant à l’assistance des forces armées. Des chaînes YouTube à forte notoriété communiquent sur d’importants fonds de bénévolat tels que « Come Back Alive ». De petits projets médiatiques organisent des collectes pour telle brigade spécifique.
Déclencher des chaînes de solidarité
Et l’engagement va parfois plus loin. Un à un, des collègues quittent leur rédaction pour rejoindre volontairement les forces armées ukrainiennes. Pavlo Kazarin l’a fait dès le 24 février 2022. Plus récemment, ce sont Khrystyna Bondarenko ou Alla Koshlyak qui ont enfilé l’uniforme.
Un à un, des collègues quittent leur rédaction pour rejoindre volontairement les forces armées ukrainiennes.
Lorsque nous livrons des commentaires ou des interviews aux médias étrangers, nous espérons également qu’ils contribueront à faire sauter les réticences des gouvernements européens à livrer sans retard à l’Ukraine toutes les armes qui lui sont nécessaires. Et qu’il ne leur faudra pas attendre que les Russes commettent encore plus de brutalités. Et que les Ukrainiens déplorent encore plus de victimes…
Max Levin, qui a été tué par l’armée russe, et probablement torturé, rêvait de prendre une photo qui pourrait arrêter la guerre. Mais nous savons déjà qu’il s’agit d’une illusion : une telle image n’existe pas, pas plus qu’un tel article. La guerre ne peut être arrêtée que par la résistance physique qui conduira à la défaite de l’agresseur, ainsi qu’en aidant ceux qui ont le plus souffert.
Cependant, une photo, un texte ou un discours radio ont la capacité de déclencher des chaînes de solidarité et de soutien pour les militaires et les civils. Mot, image, son… Nos vecteurs médiatiques ont le pouvoir d’influencer les citoyens, les gouvernements et les organisations internationales. Le mot « victoire » s’écrit avec les milliers de petites et grandes actions dont nous sommes capables pour lui donner une réalité.