Du GIP à Aides, Daniel Defert, pionnier de luttes nouvelles

Le sociologue est décédé le mardi 7 février à Paris. En 1984, au lendemain de la mort de Michel Foucault, dont il était le compagnon, il avait fondé la principale association de lutte contre le sida. 

Olivier Doubre  • 15 février 2023 abonnés
Du GIP à Aides, Daniel Defert, pionnier de luttes nouvelles
Daniel Defert, en février 2015.
© Claude Truong-Ngoc.

Nous sommes en 1984. Le sida est alors une maladie indicible, stigmatisante. Michel Foucault, philosophe mondialement connu et homosexuel déclaré, vient de mourir. Ses médecins, ses proches et sa famille s’emploient à ne pas révéler qu’il est mort de ce « syndrome d’immunodéficience acquise » qui terrifie tout le monde à l’époque et dont on sait si peu.

Deux jours plus tard, son compagnon depuis plus de vingt-cinq ans, Daniel Defert, croise dans un café un journaliste qu’il connaît vaguement. Il raconte la scène : « Il me regarde, absolument sidéré. Comme un objet d’effroi. Je comprends son regard. Je découvre, là, brutalement, que j’étais, à Paris, la seule personne dont on pouvait penser qu’elle avait le sida. Foucault mort du sida, j’avais donc le sida. Je découvre donc le sida, dans ce face-à-face avec quelqu’un (1). »

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On lira sur son parcours le passionnant livre d’entretiens de Daniel Defert avec l’historien Philippe Artières et le journaliste Éric Favereau (avec Joséphine Gross), Une vie politique (Seuil, 2014). Et l’ouvrage d’entretiens d’Éric Favereau sur les principaux acteurs de la lutte contre le sida en France, Nos années sida. Vingt-cinq ans de guerres intimes, postfacé par Daniel Defert (La Découverte, 2006), dont cette anecdote est tirée.

C’est dire le poids du stigmate. Durant l’hospitalisation à la Salpêtrière de l’auteur de Naissance de la clinique, aucun médecin n’a jamais prononcé le nom du terrible virus. Quelques heures après son décès, on demande à Daniel Defert d’aller au service de l’état civil de l’hôpital. Il aperçoit sur un bureau le bulletin d’admission de Foucault.

Au bas du document a été ajoutée la mention « cause du décès : sida ». Il est abasourdi, non par le stigmate de cette « nouvelle » maladie, qui est alors celle des « toxicos » et des « homos », mais par l’ignorance dans laquelle ils ont été maintenus, ­Foucault et lui. Le médecin qui a suivi le philosophe se contente alors de lui dire : « N’ayez aucune crainte, on va effacer ce diagnostic. » Cette mort va constituer, pour Daniel Defert, « l’événement fondateur » : « Je devais faire quelque chose, c’était mon hommage. »

Cette stigmatisation du sida et le mensonge médical, l’atteinte aux droits des malades et de leurs proches vont le motiver à créer Aides, aujourd’hui encore la plus importante association de lutte contre le sida en France. Mais aussi parce que, comme il l’écrit pour expliquer la fondation de ­l’association, « il y a urgence à penser nos formes d’affection jusqu’à la mort, ce que les hétéros ont institutionnalisé depuis longtemps ».

Né en 1937, agrégé de philosophie puis formé par Raymond Aron, Daniel Defert devient assistant en sociologie à la faculté de Vincennes, alors cœur de ce qu’on appelait le « gauchisme universitaire », future Paris-8. Il y fait toute sa carrière, jusqu’en 2001. Mais c’est la rencontre avec Michel Foucault, au début des années 1960, qui va changer sa vie, dans une relation qui fut selon lui « un état de passion » ininterrompu.

Par antistalinisme ou plutôt antisoviétisme, il milite alors à la Gauche prolétarienne et participe à diverses actions, dont une grève de la faim, en soutien aux militants de l’organisation jetés en prison après que celle-ci a été dissoute en mai 1970 et interdite. C’est ce qui le conduit à s’intéresser à la question des prisons.

École de mobilisation

Il est ainsi l’un des fondateurs du Groupe d’information sur les prisons (GIP), qui va mener des enquêtes en parvenant à y introduire des questionnaires aux détenus et révèle les conditions sordides d’incarcération. Les réponses sont regroupées dans une brochure au titre qui résume bien le résultat de l’enquête : Intolérable. Michel Foucault, Gilles Deleuze, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Marie Domenach (de la revue Esprit) lui apportent leur caution intellectuelle protectrice. 

L’enquête, la parole donnée aux premiers concernés, ici les détenus, plus tard les séropositifs et les malades du sida, constituent le principe de la politique que Daniel Defert souhaite mener. La Gauche prolétarienne aura été, et sans aucun doute plus encore le GIP, une sorte d’école de mobilisation. Ses leçons lui seront grandement utiles dans la lutte contre le sida, dont il fut ainsi l’un des pionniers.

En créant Aides, il invente une prise en charge novatrice, en particulier pour les droits des malades face au pouvoir/savoir médical.

En créant Aides, il invente une prise en charge novatrice, en particulier pour les droits des malades face au pouvoir/savoir médical, bientôt considérés comme des « usagers de la santé publique ». Dans la lignée des concepts développés par le Foucault de La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité.

En refusant de situer Aides comme une « association homosexuelle », Daniel Defert élargira le spectre de ses interventions, n’oubliant pas les détenus, les hémophiles, les migrants, tous les malades au-delà des mers, et surtout les usagers de drogues, que d’autres associations de malades auront trop tendance à délaisser. C’est un pionnier exigeant et intègre qui vient de disparaître. 


Les livres de la semaine

Notre grand pari. Métamorphoser l’Île-de-France, Collectif, illustré par Jade Khoo, Alternatiba, 224 pages, 12 euros.

À quoi ressemblera l’Île-de-France en 2050 ? Une question légitime au vu du changement climatique de plus en plus prégnant et des chantiers du Grand Paris de plus en plus oppressants. Alternatiba Paris propose de se projeter dans ce futur, en se fondant sur les données régionales de 2021 concernant les transports, le logement, l’alimentation ou encore la consommation, mais en imaginant que les mouvements pour la justice sociale et climatique ont enfin gagné la bataille. Ainsi, dans ce scénario, la France est décentralisée et les biorégions sont devenues la norme, notamment pour développer des infrastructures de transport, loin du tout-voiture. Un récit stimulant, agrémenté de précieuses infographies.

Pour une pensée systémique, Donella H. Meadows, Rue de l’échiquier, 286 pages, 25 euros.

Donella Meadows était l’autrice principale du fameux rapport « Les limites à la croissance », publié en 1972. Décédée soudainement en 2001, elle n’a jamais pu finaliser son ouvrage phare, mais le Sustainability Institute l’a fait en 2008, permettant ainsi de diffuser auprès du grand public cette pensée systémique, qui termine sur les notions de bienveillance et de bonté. Loin de l’image aride et complexe que nous avons des modélisations informatiques, cet essai est bien ancré dans le réel et fait écho aux réflexions des chercheurs et des militants pour le climat qui refusent de penser « en silo » et bataillent pour faire reconnaître l’interdépendance des relations.

La Pêchécologie. Manifeste pour une pêche vraiment durable, Didier Gascuel, éditions Quae, 96 pages, 15 euros.

Nous en avons conscience : les océans se vident et s’appauvrissent. Didier Gascuel, professeur d’écologie marine à Agro Rennes, est catégorique : le système actuel ne permet pas une pêche vraiment durable, tout est à repenser ! Dans ce manifeste très facile d’accès, il donne des pistes pour lancer une politique fondée sur la « pêchécologie », loin de la gestion actuelle des pêches, notamment à l’échelle européenne, qui ne pense qu’en termes de rendements. Une sorte d’agroécologie des océans, à quelques différences près : « En mer, nous n’arrachons pas les mauvaises herbes en replantant les bonnes. Au contraire : nous prélevons les espèces qui nous intéressent et laissons dans l’eau les “mauvaises”. »

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Temps de lecture : 7 minutes

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