En Guyane, l’exploitation de la biomasse fait feu de tout bois
Dans sa nouvelle directive sur les énergies renouvelables, le Parlement européen propose de mieux encadrer l’usage du bois. Mais en Guyane, des associations alertent sur une dérogation qui permettrait de poursuivre la destruction de la forêt primaire.
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Dans l’imaginaire collectif, on associe aux énergies renouvelables l’image des éoliennes et des panneaux solaires. Pourtant, selon la Commission de Bruxelles, 60 % des énergies renouvelables consommées dans l’Union européenne proviennent de la biomasse. L’industrie de l’énergie a fait des substances organiques une matière première, notamment grâce à la combustion du bois, aussi appelée bois énergie.
Brûler des forêts pour se séparer des énergies fossiles, l’idée paraît surréaliste. Alors l’utilisation de ce bois énergie est encadrée par une directive européenne. Depuis 2018, l’énergie produite à partir de biomasse doit répondre à des critères de durabilité pour être considérée comme renouvelable. Ainsi, les arbres issus de forêts primaires ou très riches en biodiversité ne peuvent plus être utilisés pour produire de l’énergie.
Des subventions pour raser les forêts
Un principe de bon sens, certes, mais qui n’empêche pas les industriels de raser d’autres types de forêts, non primaires, pour faire de la biomasse, tout en bénéficiant de fonds européens au titre de la production d’énergies renouvelables.
Martin Pigeon – membre de l’ONG de défense des forêts européennes Fern – estime qu’une distinction doit être faite dans la loi entre la biomasse primaire (le bois coupé dans les forêts pour être immédiatement brûlé) et la biomasse secondaire (les déchets issus d’une première exploitation du bois et brûlés dans un second temps).
Raser les arbres pour les brûler, cela n’arriverait pas s’il n’y avait pas d’incitations financières européennes.
« À l’origine, les industriels qui exploitaient la biomasse le faisaient à partir de déchets de bois, parce que c’est bien moins coûteux que de couper et de transporter des arbres directement depuis les forêts. Raser les arbres pour les brûler, cela n’arriverait pas s’il n’y avait pas d’incitations financières européennes », explique le militant associatif.
Lueur d’espoir pour les défenseurs des forêts : le 14 septembre dernier, le Parlement européen a adopté un projet de révision de la directive sur les énergies renouvelables. Celui-ci propose de ne plus considérer l’exploitation de la biomasse primaire comme une énergie renouvelable, mettant fin au financement européen d’une industrie dévastatrice pour les forêts.
Depuis le 7 février, la directive européenne sur les énergies renouvelables est entrée dans la phase des trilogues : Parlement, Conseil et Commission européenne doivent dialoguer pour parvenir à un projet de texte commun.
Le rapport sur l’état des forêts européennes, publié par Forest Europe en janvier 2021, pointe les vertus de la préservation des 159 millions d’hectares de forêts dans l’Union européenne. Entre 2010 et 2020, les capacités d’absorption de CO2 des forêts ont atteint 155 millions de tonnes par an, soit environ 10 % des émissions brutes de gaz à effet de serre des États membres de l’UE. Raison de plus pour les garder intactes.
Une exception guyanaise
Depuis 2018 et l’interdiction de l’exploitation de la biomasse issue des forêts primaires, les neuf régions européennes ultramarines bénéficient d’une dérogation à ces critères de durabilité, au nom de leur grande dépendance aux énergies fossiles. La Guyane, recouverte à plus de 90 % de forêts primaires, est concernée par cette dérogation.
Un non-sens, selon Marine Calmet, juriste et administratrice de l’association de défense de l’environnement Maiouri Nature Guyane : « Grâce à cette dérogation, il est possible de produire une énergie qualifiée à tort de renouvelable et donc de bénéficier d’aides publiques au même titre que d’autres formes d’énergies qui le sont véritablement. »
Cette dérogation formulée il y a quatre ans est prolongée par un amendement dans le texte de révision adopté par le Parlement européen en septembre dernier. L’exploitation de biomasse primaire dans les forêts guyanaises peut ainsi toujours être qualifiée de renouvelable et bénéficier de fonds européens.
Pour Thibault Lechat-Vega, troisième vice-président de la collectivité territoriale de Guyane, cet amendement est nécessaire : « Sans dérogation, la nouvelle directive européenne sur les énergies renouvelables interdisait tout simplement la production de biomasse en Guyane. Notre biomasse forestière vient en majorité de terres défrichées pour être utilisées en agriculture. Dire qu’on va raser des forêts exprès pour en faire du bois énergie, c’est méconnaître le sujet. »
Il y a 8 millions d’hectares de forêt en Guyane, mais aussi près de 300 000 habitants qui ont le même droit au développement que n’importe quel Européen.
Face aux contestations des associations écologistes, la collectivité territoriale de Guyane oppose l’argument du développement du territoire, où certains habitants des communes de l’intérieur guyanais n’ont pas encore accès à l’électricité.
« Certes, il y a 8 millions d’hectares de forêt en Guyane, mais il y a aussi près de 300 000 habitants qui ont le même droit au développement que n’importe quel Européen. La collectivité ne défend pas les intérêts de la filière industrielle du bois, mais ceux des Guyanais », martèle Thibault Lechat-Vega.
Alimenter le secteur spatial
Mais cet amendement ne vise pas seulement la production d’énergie pour la population guyanaise. La dérogation pour l’exploitation de la biomasse primaire s’applique également à la biomasse utilisée dans le secteur spatial. Le centre spatial guyanais, géré par le Centre national d’études spatiales (Cnes), consomme 18 % de l’électricité de toute la Guyane.
D’un côté, le Cnes souhaite autonomiser la production d’énergie pour ses bâtiments grâce à la construction de deux centrales à biomasse ; de l’autre, il mène des recherches pour faire décoller ses fusées avec de l’agrocarburant.
Ces deux projets, directement concernés par la dérogation européenne, font dire à Marine Calmet que l’amendement s’oppose aux intérêts des populations locales : « Pour alimenter le centre spatial, les deux centrales à biomasse devront produire l’équivalent de la totalité de l’énergie bois actuellement produite en Guyane. Au sujet de l’agrocarburant, le projet est encore plus fou quand on connaît les quantités de carburant nécessaires pour faire décoller une fusée. Avec une telle exploitation de biomasse, on dépasse l’échelle du développement du territoire pour atteindre une production qui ne pourra pas être faite de façon résiliente. »
Soutenir la population, pas l’industrie
Dans un communiqué du 3 février, des députés Nupes de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire ont demandé aux instances européennes le retrait de cette dérogation.
Pour Catherine Couturier, députée LFI de la Creuse, la question du développement de la Guyane reste pourtant centrale : « L’État doit venir en soutien de la population guyanaise en renforçant les services publics, en déployant davantage d’infrastructures, notamment dans le transport et l’électricité. Mais cela ne doit pas empêcher de réfléchir à la source de production d’énergies renouvelables à mettre en place. On ne peut pas laisser de grands groupes industriels, qui n’ont comme objectifs que la rentabilité, déboiser à outrance. »
On ne peut pas laisser de grands groupes industriels déboiser à outrance.
À l’instar de ses collègues du groupe écologiste, l’eurodéputée Marie Toussaint est fermement opposée à cette dérogation et, « en général, à la considération de la biomasse comme énergie renouvelable, car son utilisation n’a pas été définie de façon assez stricte ».
Elle s’interroge également sur la légalité même de l’amendement : « Fin 2022, nous avons déjà adopté un texte pour lutter contre la déforestation importée, qui devrait entrer en vigueur mi-2024. La dérogation concernant la Guyane pourrait donc être nulle et non avenue, en tout cas elle est incohérente. »
La dérogation sur l’exploitation de la biomasse primaire en Guyane pourrait donc encore être retirée lors de la phase des trilogues. La Suède, qui préside le Conseil de l’UE jusqu’en juin, devrait jouer un rôle clé dans ces négociations. Un facteur non négligeable, quand on sait que l’exploitation intensive du bois est un pilier de l’économie du pays.