Erdogan sous les décombres
Le terrible séisme qui a touché la Syrie et la Turquie a déjà fait des milliers de victimes, près de 30 000 dans le pays présidé par Erdogan. Une catastrophe qui tombe au plus mauvais moment pour lui qui postule à sa réélection le 14 mai prochain.
dans l’hebdo N° 1745 Acheter ce numéro
La colère est immense, à la mesure de la catastrophe, de Gaziantep à Kahramanmaras, d’Adana à Malatya. Dès le lendemain du terrible séisme qui a secoué une large frange du sud-est frontalier turc avec la Syrie, entre douleur et hébétude, les critiques assassines ont fusé, visant directement le président Recep Tayyip Erdogan. Lui dont on évite très prudemment de salir le nom en public. Les prisons du despote accueillent nombre de « fautifs » d’atteintes folkloriques à l’image ou à la sûreté la Nation.
Bien sûr, le mis en cause a rapidement déployé son contre-feu médiatique, à commencer par une brève coupure de l’Internet local, tant les réseaux sociaux se déchaînaient contre lui. Privant au passage les secours d’un moyen de communiquer essentiel. Dès les premières heures, Erdogan a endossé le rôle d’un père du peuple pétri de compassion devant un châtiment « dont personne ne pouvait prévoir l’ampleur ». Il est vrai que le séisme, par ses paramètres géologiques, recelait une puissance destructrice hors-norme.
Cependant, la rage des habitant·es ne s’est pas portée sur Dame nature, mais sur les responsables désignés de l’ampleur du drame : un président et son système, dont l’incurie a exposé des millions de personnes à la mort.
À l’heure où nous écrivons, les secours ont dénombré plus de 30 000 décès. Mais une macabre arithmétique fait craindre que le bilan final ne soit double – voire puisse atteindre les 100 000 personnes, selon certaines estimations, alors que quelque 12 000 immeubles se sont aplatis comme des crêpes sur leurs occupant·es. Un bon nombre d’entre eux, récemment construits, étaient pourtant supposés respecter des normes antisismiques adaptées, dans cette région traversée par une faille très active.
Les inconséquences politiques incriminées dans la mort de plus de 17 000 personnes, lors du terrible séisme d’Izmit en 1999 (côte nord du pays), avaient servi, à l’époque, la diatribe antigouvernementale d’un ambitieux qui allait prendre le pouvoir national : Erdogan lui-même. Sous son empire, les normes de la construction ont été renforcées, une taxe prélevée pour la construction de bâtiments les respectant.
Corruption, passe-droits, complicité entre autorités et intérêts économiques : l’opposition a un boulevard pour déchaîner ses attaques.
Mais de preuves convaincantes que la profession les aurait depuis scrupuleusement respectées, point. Les enquêtes techniques apporteront d’instructives réponses : comment expliquer qu’à quelques mètres d’écart, un immeuble soit resté sur pied, tandis que son voisin s’est effondré comme un château de cartes ?
La justice a déjà ordonné des dizaines d’arrestations, et empêché la fuite de promoteurs aux valises pleines de billets. Mais pour une partie de la population, le malfrat en chef court toujours. Et la terre n’aurait pas pu trembler au plus mauvais moment pour Erdogan, qui postule à sa réélection le 14 mai prochain.
Cinglant retour de manivelle symbolique, vingt-quatre ans après la catastrophe d’Izmit : l’épicentre du séisme 2023 est une région contrôlée par l’AKP. Ce parti, fondé par Erdogan et qui a forgé son pouvoir, entretient des liens notoires avec le secteur de la construction en Turquie. Corruption, passe-droits, complicité entre autorités et intérêts économiques : l’opposition a un boulevard pour déchaîner ses attaques.
Impopulaire comme jamais, en raison de sa dérive dictatoriale et répressive, fragilisé par le marasme économique que subit le pays, Erdogan semblait pourtant, par son habilité et sa science du cadeau, en capacité de démentir le pronostic d’une très possible défaite (sous réserve d’élections libres et équitables). Le voilà désormais confronté à la violente réplique politique du séisme, une adversité bien moins malléable que les habituelles vicissitudes auxquelles il se confronte depuis deux décennies.
La situation est hélas encore plus critique en Syrie, où le dictateur Bachar Al-Assad a beaucoup moins à redouter qu’Erdogan…
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