« Ce qui m’impressionne le plus, c’est la résilience de la population ukrainienne »
La sociologue Ioulia Shukan évoque la capacité de résistance de l’Ukraine, la solidarité de sa population et son attachement à l’État social. Et parle de sa grande difficulté personnelle à poursuivre un travail de terrain.
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Sociologue, Ioulia Shukan est l’une des meilleures spécialistes de l’Ukraine. Elle nous reçoit le lendemain de son retour d’un voyage dans le pays, le premier pour elle depuis l’invasion russe du 24 février 2022. La guerre la confronte non seulement à la grande difficulté de poursuivre un travail de terrain, mais aussi à une forte charge émotionnelle, en raison de ses attaches personnelles en Ukraine.
Vous venez de passer une semaine en Ukraine, comment ressentez-vous le pays ?
Ioulia Shukan : Ce qui m’impressionne le plus, c’est la résilience de la population, cette capacité à s’adapter, à aller de l’avant, à travailler malgré l’acharnement des frappes sur les infrastructures civiles et les habitations. L’armée russe manie la stratégie de la terreur. Quand un missile tombe, on se demande pourquoi à tel endroit plutôt qu’un autre.
Le but est d’entretenir une tension permanente parmi les civils, et aucune ville n’est épargnée. Quand un immeuble d’habitation a été détruit à Dnipro mi-janvier, il y a eu beaucoup de victimes et ça a secoué tout le monde. Pourtant, les Ukrainiens ont intégré le risque de l’insécurité physique au quotidien, à plus forte raison quand ils n’ont aucun moyen de le contrôler.
Le danger est banalisé au point que, souvent, les gens ne descendent plus dans les abris.
À Kharkiv, où j’ai passé quatre jours, la ville a été bombardée, plusieurs bâtiments ont été touchés en plein centre-ville, avec des victimes. Cependant, le danger est banalisé au point que, souvent, les gens ne descendent plus dans les abris. La tension est pourtant d’autant plus intense que cette ville est proche du territoire russe.
Parfois, les missiles explosent avant même que la défense antiaérienne n’ait pu déclencher l’alerte, réduisant à néant toute initiative pour s’abriter. Autre élément d’insécurité : l’imminence d’une nouvelle offensive russe. Elle pourrait viser cette région, où des villes comme Izioum et Koupiansk, déjà meurtries par de longs combats et de nombreuses destructions, risquent d’être à nouveau ciblées.
Comment parvient-on à se coucher la nuit dans des conditions pareilles ?
Si on entend des bombardements dans la soirée, on va au lit sans se déshabiller pour pouvoir réagir vite. Dans les appartements privés d’accès à un abri ou à un sous-sol, on se place dans un endroit encadré par deux murs porteurs, un couloir par exemple. En cas d’onde explosive, on est mieux protégé des débris. Tous les Ukrainiens ont intégré cette règle des deux murs porteurs. Mais bon, elle n’a aucune efficacité si un missile tombe directement sur le bâtiment. Vous risquez soit d’être atteint par les éclats, soit d’être écrasé par l’effondrement de la structure.
Comment les gens tiennent-ils ?
Plusieurs facteurs expliquent leur capacité de résilience. Il y a d’abord cette très forte propension, en Ukraine, à s’occuper des siens. Les siens, ce sont à la fois la famille, les amis proches et les voisins. On se vient en aide, on apporte de la nourriture et de l’eau aux personnes âgées qui ne peuvent pas se déplacer. Des cafés se sont équipés de générateurs pour pouvoir ouvrir lorsque le courant est coupé à la suite d’un bombardement, et offrir un peu de chaleur aux gens. Ces solidarités permettent de tenir le coup à une micro-échelle.
Chercheuse en sociologie politique et maîtresse de conférences en études slaves à l’université Paris-Nanterre. Elle s’est en particulier intéressée à l’engagement de la population ukrainienne et aux mobilisations collectives dans le pays depuis 2014. Elle est également rédactrice en chef de la Revue d’études comparatives Est-Ouest.
Ensuite, les gens mobilisent leurs savoir-faire en matière de résilience. La vie des Ukrainiens était très difficile dans les années 1990, avec peu de ressources et des services publics déficients – eau, chauffage, électricité. Aujourd’hui encore, alors que le taux de pauvreté reste proche de 40 %, les habitants ont appris à bricoler et font fortement usage de cette capacité d’adaptation.
Il y a également un vaste élan de bénévolat. Il s’est structuré depuis 2014, et massivement démultiplié en 2022. Kharkiv est un bon exemple : on y compte énormément d’initiatives anciennes et nouvelles pour aider les civils. Depuis que la région a été libérée, il faut prendre en charge des habitants qui reviennent, mais aussi quelque 150 000 personnes déplacées des territoires occupés, dont les conditions de vie sont extrêmement précaires. L’État leur fournit bien une allocation, mais assez maigre et temporaire. Il n’a pas les moyens de faire face à un tel flux.
Les bénévoles viennent aussi en aide aux militaires, en collectant des dons afin d’acheter des équipements légers, des drones, des véhicules. Il existe une très grande connectivité entre le front et l’arrière.
Il existe une très grande connectivité entre le front et l’arrière.
Aux côtés des initiatives informelles, il y a aussi des grandes ONG humanitaires ukrainiennes. Certaines, qui concentraient leur action dans le Donbass, à l’est, sont devenues des structures professionnelles, se déployant à l’échelle nationale, comme Proliska, née à Kharkiv, ou Vostok-SOS. Ces ONG savent intervenir dans les zones à risques et sont reconnues par des organisations internationales qui les aident à agir.
Dernier facteur de résilience, les administrations locales et les sociétés publiques. Si elles restent critiquées pour leur manque de flexibilité, elles sont beaucoup plus engagées sur le terrain qu’en 2014, assurant l’aide humanitaire près de la ligne de front mais aussi le service public de l’eau, de l’électricité, du chauffage. Ainsi, les lignes ferroviaires, essentielles pour la mobilité des populations, les évacuations et le retour des populations, fonctionnent malgré les bombes.
La guerre laisse-t-elle une place à une vie institutionnelle classique ?
Le pays vit sous la loi martiale. Néanmoins, les institutions continuent d’opérer. Le Parlement se réunit. Et même si ses dates de convocation et les ordres du jour ne sont plus divulgués, que ses débats et décisions sont estampillés « stratégiques », des journalistes couvrent toujours l’agenda parlementaire. Politiquement, le rapport de force a beaucoup évolué.
L’opposition dite « pro-russe » a été écrasée de facto. Un certain nombre de ses parlementaires ont quitté le pays après le 24 février ou peu avant, quelques-uns ont été arrêtés. Cependant, nombre de ces députés sont restés, mais ils ont totalement changé de position, votant aujourd’hui avec le groupe majoritaire Serviteur du peuple, le parti de Zelensky. Car, s’ils militaient pour que la Russie soit prioritaire en matière de coopération économique et politique, cela n’allait pas jusqu’à souhaiter une annexion forcée des territoires ukrainiens !
Ce revirement est également manifeste à l’échelle des municipalités. Les maires de Kharkiv et d’Odessa, cibles de critiques pour leur penchant pro-russe, se sont mobilisés sans ambiguïté pour défendre leur ville et condamner l’agression russe. Ce sont des changements radicaux.
Les médias parviennent-ils à échapper à la censure ?
La loi martiale encadre la liberté de la presse. L’État a organisé un « télé-marathon », où plusieurs chaînes privées et publiques se relaient pour assurer un service continu d’information officielle. C’est une manière de cadrer le narratif de la guerre et de mieux contrôler les messages qui parviennent à la population.
Cependant, des critiques s’élèvent, considérant que ce dispositif, s’il a sûrement été utile et nécessaire dans les premiers mois de la guerre, l’est beaucoup moins aujourd’hui. Par ailleurs, les dispositions actuelles ne permettent pas de contrôler l’ensemble du spectre médiatique, car un bon nombre de médias en ligne, comme le très réputé site Ukraïnska Pravda ou encore des chaînes Telegram, continuent de porter une voix critique, notamment à l’endroit de Zelensky.
La récente affaire de corruption qui a impliqué des personnels du ministère de la Défense est représentative des espaces de liberté dont disposent encore les journalistes. Les faits, qui concernaient le prix des œufs et autres denrées destinées aux troupes, ont été révélés par une enquête du site Nachi Hrochi, largement relayée par d’autres médias.
Les journalistes ont expliqué s’être interrogés sur l’opportunité de la rendre publique en plein effort de guerre, et alors que la communauté internationale, dont le pays sollicite sans relâche l’aide militaire, pourrait s’en émouvoir. Ils ont tranché, estimant inimaginable de taire un scandale qui mine une institution clé en temps de guerre, pendant que leurs concitoyens risquent leur vie au front pour le pays. Le vaste débat public qui s’est ensuivi a démontré que la vie politique et démocratique gardait de la vitalité. D’autant qu’il a provoqué des licenciements et des poursuites judiciaires.
Zelensky s’est imposé comme la figure d’un intouchable chef de la défense. Est-il critiquable, dans le pays ?
Son inconsistance politique, son incompétence même – et celle de son équipe – l’avaient rendu très impopulaire fin 2021 : deux tiers des Ukrainiens ne souhaitaient pas qu’il se représente pour un nouveau mandat présidentiel. Ces reproches sont complètement tombés aujourd’hui. Il a imposé une stature d’homme d’État, démontrant sa capacité à mobiliser et à communiquer, aux citoyens, aux militaires, à la communauté internationale. Au point de devenir le symbole de la résistance des Ukrainiens en Occident.
La priorité va à la défense nationale plutôt qu’aux questions de politique intérieure.
Pour autant les critiques, même devenues bien moins audibles, ne se sont pas totalement tues, notamment sur les réseaux sociaux. Et il est probable qu’elles ressurgissent une fois la guerre terminée. On n’oublie pas les erreurs de Zelensky – l’impréparation de l’État et des groupes de défense territoriale, ses déclarations rassurantes quand les services de sécurité disposaient d’éléments très alarmants sur l’imminence de l’invasion russe, son refus, pour des raisons économiques notamment, de préparer des évacuations, etc.
Mais, une fois encore, la guerre a restructuré toutes les préoccupations, et la priorité va à la défense nationale plutôt qu’aux questions de politique intérieure.
Et que reste-t-il des droits des citoyens, dans ce contexte ?
Même limités par la loi martiale, les libertés et les droits des citoyens n’en restent pas moins une préoccupation dans le débat public. En décembre, une loi a été votée par le Parlement pour durcir les mesures disciplinaires à l’égard des soldats. Elle a déclenché une forte mobilisation de la population et des militaires eux-mêmes, très critiques envers la bureaucratie militaire et l’arbitraire d’un commandement pas toujours soucieux de la survie des simples soldats.
Des pétitions ont tourné, de vives discussions ont traversé les médias et les réseaux sociaux. Certes, cette mobilisation n’a pas suffi à infléchir la loi, parce qu’on est en guerre, mais elle a montré que l’attention aux droits n’a pas disparu.
Par ailleurs, en dépit de l’adoption par le gouvernement de mesures économiques très libérales, facilitant les licenciements et la réorganisation du monde du travail, on voit des entreprises publiques se battre pour protéger leurs salariés, notamment quand ils sont bloqués dans les zones occupées. Il perdure en Ukraine une conscience de l’État social, une préoccupation pour la continuité du service public et le bien-être des citoyens en état de guerre.
Une partie de votre famille réside en Ukraine. Parvenez-vous à conserver la distanciation nécessaire à votre travail de sociologue, alors que la portée émotionnelle des événements est importante ?
Pendant les premiers mois de la guerre, comme d’autres chercheuses et chercheurs, j’ai vécu sous le choc. La distanciation a été très compliquée. À quelle « distance » est-il possible d’analyser des événements quand ils sont aussi brutaux et émotionnellement chargés, au regard des amitiés et de l’engagement que l’on entretient dans ce pays ?
Pendant les deux premiers mois, j’ai refusé de commenter les actions militaires ou de faire du commentaire à chaud. J’ai surtout mobilisé mes connaissances pour expliquer au public les transformations de la société ukrainienne au long cours depuis 2014, et pour montrer en quoi la résistance ukrainienne se situait dans la continuité du phénomène de bénévolat qui s’est développé huit ans plus tôt avec la guerre du Donbass.
Pendant les deux premiers mois, j’ai refusé de commenter les actions militaires ou de faire du commentaire à chaud.
Puis, avec le temps et les outils dont on dispose en sciences sociales concernant les situations de violence, j’espère avoir retrouvé une certaine distance pour approfondir mes analyses. Je dis « certaine distance », car je reste clairement engagée.
Mais j’essaye de mettre à profit cet engagement et ma capacité à mobiliser ma compréhension fine du terrain pour continuer à éclairer les processus sociaux en cours en Ukraine. Même si chaque découverte de charnier, chaque bombardement meurtrier suscitent des chocs émotionnels qui mettent à l’épreuve ce travail de distanciation…
Par ailleurs, l’accès au terrain est devenu très difficile, en raison de l’insécurité mais aussi de la résistance à nous considérer, chercheuses et chercheurs, comme acteurs. Les institutions apprécient nos éclairages mais semblent oublier qu’il nous faut entretenir nos connaissances, en dépit des conditions locales. Actuellement, nous sommes peu ou prou réduits à agir comme des acteurs indépendants : chacun assume de prendre ses risques, se déplace sur ses fonds personnels, finance ses propres recherches.
Principales publications
– Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne, Éditions de l’Aube, 2022.
– « Émotions, liens affectifs et pratiques de soin en contexte de conflit armé. Les ressorts de l’engagement des femmes bénévoles dans l’assistance aux blessés militaires du Donbass », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 49, n° 2, 2018, p. 131-169.