La société de marché qui vient
En augmentant le temps salarial contraint, la réforme des retraites ouvre un peu plus au marché nos relations sociales.
dans l’hebdo N° 1744 Acheter ce numéro
Tout a été dit sur l’absence de nécessité financière à reculer l’âge légal de départ en retraite. Sur l’injustice de cette réforme à l’égard des femmes, des carrières longues, des précaires aux carrières hachées. Pourtant, ni l’opposition unanime des syndicats de salariés, ni le succès des manifestations auxquelles ils appellent, ni les sondages d’opinion archi défavorables au projet du gouvernement ne font fléchir ce dernier. Quelle raison impérieuse motive donc cet entêtement ? Justifie son choix de limiter, par un artifice constitutionnellement contestable, la durée des débats à 50 jours ?
Il convient sans doute ici d’écouter un personnage au cynisme éprouvé. Invité sur LCI à livrer son oracle sur cette réforme, Alain Minc a jugé « inenvisageable qu’elle ne passe pas, pour une raison que le pouvoir n’ose pas dire, ou ne peut pas dire ». Car avec 3 000 milliards de dettes, a-t-il expliqué, en rappelant qu’Emmanuel Macron « sait ce que sont les règles du monde financier », il faut satisfaire « le marché ». Et lui montrer par la « portée symbolique » de cette réforme « à laquelle il faut accepter de céder » que « la France demeure un pays sérieux ». « Peu importent les concessions qu’il va falloir faire. »
Pour éclairante qu’elle soit, l’explication mincienne reste elliptique. En effet, le monde de la finance, dont Macron est le zélé servant, exige moins un remboursement de la dette – elle ne peut l’être – que l’ouverture de nouveaux marchés propices à l’extension du champ de valorisation du capital. Ce que le recul de l’âge de la retraite permet de deux manières.
Les champs lucratifs dégagés dessinent une société de marché si peu enviable que rien ne doit être négligé pour s’y opposer.
La première est évidemment d’inciter à la capitalisation pour compenser la baisse des pensions qu’entraînera inévitablement cette réforme, à l’instar des précédentes. Plébiscitée par les banques, la loi Pacte de 2019 a uniformisé les règles et simplifié les produits financiers dédiés pour pousser les Français à allouer une plus grande part de leur épargne à la préparation de la retraite.
Cette individualisation de la « prévoyance » ne tourne pas seulement le dos à la solidarité qui prévaut dans le système par répartition. Elle opère aussi un transfert de richesses invisible puisque les versements en capitalisation sont « subventionnés » par des crédits d’impôts, financés donc par les classes moyennes pour les classes riches qui, elles, peuvent abonder des fonds par capitalisation.
La seconde attente très concrètement à l’équilibre de notre société auquel contribuent une bonne partie des retraités, dès lors que leur santé le permet. Par leur activité familiale : 21 % des enfants de moins de 6 ans sont gardés de manière régulière par leurs grands-parents, 50 % des aidants sont des retraités. Par leur engagement associatif, qu’il soit culturel, sportif ou caritatif : ils représentent 42 % du volume des bénévoles associatifs selon le panorama « La France bénévole », et composent une part non négligeable de leur gouvernance.
D’autres contribuent à la vie démocratique : 55,3 % des 34 888 maires ont plus de 60 ans et 39,3 % sont retraités, selon l’AMF. Ils effectuent en cela un travail bien concret, mais sans valeur pour les libéraux et les adorateurs du PIB, puisque hors marché.
En augmentant le temps salarial contraint, la réforme des retraites – qui constitue, selon Olivier Dussopt, un élément clé pour aller vers « la nouvelle société du travail » que projette la Macronie – ouvre un peu plus au marché nos relations sociales. Puisqu’il faudra bien garder les enfants et s’occuper des ascendants. Les champs lucratifs ainsi dégagés dessinent une société de marché si peu enviable que rien ne doit être négligé pour s’y opposer.
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