« Le moment psychologique » : le problème du présent
L’écriture de Nicolas Doutey, à la lisière de l’absurde et de la comédie, offre au metteur en scène Alain Françon et à ses comédiens une matière complexe et passionnante. Avec Le Moment psychologique, ils décortiquent avec humour et subtilité les relations du quotidien.
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Le Moment psychologique / Mise en scène d’Alain Françon / Du 3 au 16 février à Théâtre ouvert, Paris.
Chez Nicolas Doutey, le quotidien ne va pas de soi. Sans qualités particulières, ses personnages se trouvent toujours empêchés de mener à bien leurs routines. Dans plusieurs des pièces de l’auteur – une dizaine toutes publiées aux éditions Tapuscrit de Théâtre ouvert, qui le soutient depuis ses débuts –, un certain Paul rencontre des obstacles de natures diverses sur son chemin tranquille.
Une fois, un serial killer vient semer le trouble dans le salon qu’il partage avec sa compagne. Une autre fois, il ne sait pas d’où vient le malaise qui s’installe dans son couple : il enquête. Dans tous les cas, il se met à penser intensément, dans les moindres détails, ce qu’il n’arrive pas à vivre. Dans Le Moment psychologique, ce trait de caractère le place au cœur de l’attention d’un bien étrange mouvement politique.
Pour Alain Françon, qui met en scène cette pièce, il s’agit de retrouvailles avec l’écriture de Nicolas Doutey : à la demande de Théâtre ouvert, il était le premier à travailler sur l’un de ses textes, en 2010. L’univers singulier de l’auteur crée des fidélités. Après avoir incarné plusieurs fois l’antihéros récurrent de l’auteur – notamment dans sa propre mise en scène de L’Incroyable Matin et de Jour –, le comédien Rodolphe Congé réitère aussi l’expérience avec un bonheur évident.
Un air de Kafka
Le rôle de Paul, expert malgré lui dans le mécanisme de ses relations compliquées avec les autres, lui sied à merveille. Il excelle à porter la parole de ce type, à la fois passionnante et au bord de l’absurde à force de rigueur en tout. Pierre-Félix Gravière, qui était son assistant sur sa mise en scène, est un Pierre délicieux : ami de Paul et presque aussi méticuleux que lui dans l’analyse de leur relation, il porte un regard extérieur sur l’étrange entrée de Paul en politique.
Lorsque, en plein rendez-vous laborieux avec Pierre, Paul apprend par une certaine So (Pauline Belle) qu’il a un autre rendez-vous avec une haute figure politique, une certaine Matt (Dominique Valadié, rejointe ensuite sur scène par Claire Wauthion et Louis Albertosi), Le Moment psychologique prend une épaisseur mystérieuse.
Il y a dans cette bascule un air du Procès de Kafka. Sobre, faite seulement d’un écran projetant un ciel fixe et de quatre bancs, la scénographie du spectacle laisse aux acteurs dirigés avec une grande précision toute la place nécessaire à l’inquiétante en même temps que comique étrangeté de leur partition. Par la rencontre entre Paul et les politiques qui veulent « réformer la vie dans le monde », c’est avant tout la capacité humaine à créer un présent singulier, au théâtre et ailleurs, qu’ils questionnent.