Maintien de l’ordre à Paris : Nuñez dans les pas de Lallement
Avec le changement de tête en juillet 2022 à la préfecture de police de Paris – Laurent Nuñez remplaçant Didier Lallement –, beaucoup espéraient un changement de doctrine de maintien de l’ordre à Paris. Mais cette dernière a-t-elle réellement évolué ? Réponse : non.
Les deux premières manifestations contre la réforme des retraites ont rassemblé à Paris au maximum entre 87 000 et 500 000 personnes, en fonction des chiffres du ministère de l’intérieur et des syndicats. Des heurts ont éclaté le long des deux parcours. Dans de nombreux articles, le maintien de l’ordre a été jugé « efficace » et « chirurgical » alors que le nouveau préfet de police de la capitale, Laurent Nuñez, faisait face à sa première grosse mobilisation.
L’ex secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur a succédé à Didier Lallement, parti en juillet 2022 et se veut en rupture aveclui sur la gestion des cortèges parisiens. Mais dans les faits, les choses sont bien moins simples et roses qu’elles ne le paraissent. Au contraire.
Pour la manifestation du 19 janvier 2023, la préfecture qui attendait au maximum 80 000 manifestants – chiffre finalement largement sous-estimé – a fait appel à un lourd dispositif. Comme le révélait Politis, 69 sections de CRS, 56 pelotons de gendarmerie mobile, 5 BRAV et 2 BRAV-M étaient présents pour maintenir l’ordre, pour environ 3 000 agents en tout.
Un dispositif kif-kif
Le 31 janvier 2023, le dispositif était équivalent avec environ 400 gendarmes en plus pour un parcours légèrement plus long. Ces dispositifs étaient équivalents à celui de la manifestation contre la loi Sécurité globale du 12 décembre 2020, ayant rassemblé 5 000 personnes à Paris selon les autorités. Peut-on alors parler de volonté de désescalade quand sont mobilisés des milliers d’agents pour une manifestation douze fois plus grosse, au minimum ? Pas vraiment.
Lors d’une manifestation syndicale, les heurts se passent à des endroits précis de quelques dizaines de mètres, pas plus. Il suffit alors d’une centaine d’agents maximum pour faire taire la contestation. Les effectifs de la police étaient suffisamment nombreux pour faire face à un possible black bloc. Mais Didier Lallement savait lui aussi organiser ce type de dispositif.
Le 5 décembre 2019, un an après le début du mouvement des gilets jaunes, entre 65 000 et 250 000 personnes défilent à Paris contre la « casse du système social ». 4 000 agents sont mobilisés dans tout Paris alors que jusqu’à 4 000 « radicaux » sont attendus. Au final, le dispositif Nuñez ne diffère pas de celui de Lallement et n’est pas « plus léger ».
Comme ses prédécesseurs, Laurent Nuñez a mis en place des contrôles préventifs en amont. Le 19 janvier, avant le départ de la manifestation, la préfecture de police annonce avoir effectué 2 300 contrôles et 7 000 pour celle du 31. Pour entrer sur le lieu de départ, il faut accepter la fouille du sac par les forces de l’ordre. Là encore, la méthode Nuñez ne diffère pas de celle de Lallement.
Alors que le cortège s’élance, les forces de l’ordre restent discrètes mais sont visibles à chaque rue perpendiculaire, à plusieurs dizaines de mètres comme on pouvait le voir avant. Le 5 décembre 2019, les forces de l’ordre étaient restées à distance, même lors des premières dégradations, avant d’intervenir. Ce 19 janvier, là aussi, les forces de l’ordre ont chargé après les premières dégradations.
Dès que les premières vitrines visées, les compagnies d’interventions, unités parisiennes, sont arrivées pour faire cesser les dégradations. De même le 31 janvier, après des dégradations sur une banque. À chaque fois, quel que soit le préfet, la stratégie est identique : des charges pour couper la manifestation en deux et séparer « les bons des mauvais manifestants. »
« Super CRS »
Après plusieurs essais, les compagnies d’intervention y parviennent en partie à grands coups de matraques. C’est lors de ces différents mouvements de troupes, le 19 janvier, qu’un photographe sera frappé à l’entrejambe par un policier alors qu’il se trouve au sol. Évacué d’urgence, le jeune homme devra subir l’ablation d’un testicule et rallongera la liste des mutilé.es en manifestation.
Au milieu de tout ça, les BRAV-M font des percées pour réaliser des interpellations ciblées mais se font quand même plus discrets et participent moins à la gestion de la foule. Cette nouveauté ne doit pas plaire à Didier Lallement, qui en avait fait son « joujou » favori pour réprimer les cortèges parisiens.
Mais, car il y a un mais, une autre unité vient la remplacer par moment. Apparue pour la première fois à Paris lors du convoi de la liberté le 12 février 2022 – avant l’arrivée de Laurent Nuñez donc – il s’agit de la CRS FAR ou CRS 8. Créée en juillet 2021 par Gérald Darmanin, cette compagnie se distingue des autres en étant une force d’appui rapide (FAR) spécialisée dans le maintien de l’ordre et dans la lutte contre les violences urbaines.
Mieux équipée et déployable 7 jours sur 7 très rapidement, il s’agit d’une sorte de « super CRS » de 60 agents. Durant la mobilisation du 19 janvier, c’est cette compagnie qui, une fois le cortège coupé en deux, a foncé dans le tas à plusieurs reprises en renversant tout sur son passage. Sur les dents, les agents de la CRS 8 n’ont pas hésité à s’en prendre aussi à la presse en frappant et insultant des journalistes.
Moins de grenades
Si un changement peut être observé, c’est sur l’utilisation des armes de forces intermédiaires (AFI) comme les grenades lacrymogènes et LBD 40. Le 19 janvier, alors que des heurts se produisent au milieu du boulevard Beaumarchais, les grenades, qu’elles soient lacrymogènes ou de désencerclement, semblent se faire plus rares comparées à d’autres manifestations syndicales sous Lallement. Mais les gens étouffent toujours dans les lacrymogènes ou sont blessés par des éclats.
Pour la manifestation suivante, les lacrymogènes ont été utilisées abondamment. Du côté des LBD 40, des journalistes, qui couvrent les manifestations depuis de nombreuses années, sont parfois étonnés de leurs quasi absence et utilisation.
Il en fut de même pour la manifestation du 18 octobre 2022 – mouvement de grève interprofessionnel – où aucune grenade n’avaient été utilisée suite à des dégradations, des jets de projectiles et d’une mini-barricade faite de grilles de chantier. Néanmoins, les charges et leurs coups de matraques, trop souvent à hauteur de tête, restent une norme qui marque les corps et les esprits.
De nouveau, il n’est pas simple d’en tirer une réelle conclusion. Les manifestations ayant « nécessité » un rétablissement de l’ordre musclé sous Nuñez n’ont, pour l’instant, jamais atteint l’intensité de ce qui s’est passé lors du mouvement contre la réforme des retraites de 2019, ou contre la loi Sécurité globale débuté fin 2020.
Or, le maintien de l’ordre s’adapte à la manifestation. À Paris, il n’y avait pas eu de mouvement social de grand ampleur depuis plus de deux ans. Les centaines de manifestants ayant pris directement ou indirectement part aux heurts n’étaient ni structurés ni habitués. Pas de barricades en feu, ni de cocktail Molotov, ni de black bloc compact mais uniquement les vitres d’une agence d’assurance brisées et des projectiles trouvés sur le parcours (en plus des habituels feux d’artifices) dans une zone bien délimitée.
Du point de vue policier, il n’y a alors eu aucunement besoin d’utiliser des armes de façon massive. L’usage dit « limité » des armes – comme ont pu l’affirmer certains commentateurs sur les plateaux de télévision – en comparaison avec « la doctrine Lallement » n’est finalement pas observable.
Le préfet, pas seul responsable
« Max ! Max ! Arrête ! » Le samedi 21 janvier, en fin de manifestation contre la réforme des retraites organisée par la LFI, un commandant de BRAV-M rappelle à l’ordre un de ses agents qui vient de foncer tout seul face aux manifestants, sans en avoir reçu la consigne.
Ce genre de situation arrive régulièrement, comme ce 16 octobre 2022 lors de la marche contre la vie chère organisée par la Nupes, quand un gradé CRS hurle sur ses hommes qui ont fait usage des gazeuses sans consignes. « Arrêtez de gazer bande de cons. Vos gazeuses, vous les foutez dans votre cul. »
Ces actes rappellent une chose importante : le maintien de l’ordre n’est pas le fait d’un seul homme, celui à la « grande casquette », mais de dizaines d’agents, suivant une chaîne complexe de commandement. Lors des manifestations, en plus de leur libre arbitre, ils sont sous les ordres de gradés qui prennent les décisions sur le terrain, en accord avec l’état-major de la direction centrale de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris.
Lallement, Nuñez, et même Delpuech, au début des gilets jaunes ou Cadot durant la loi Travail, ne sont pas totalement aux manettes et délèguent énormément. Ainsi, au départ de Lallement, les commissaires sont restés. Tel Paul-Antoine Tomi, adjoint au chef d’état major à la DOPC, connu pour avoir frappé des manifestants au sol ou en partie géré le fiasco du Stade de France, le 28 mai 2022, lors de la finale de la Ligue des champions Liverpool-Real Madrid.
Lors de la manifestation du 18 octobre 2022, sous Nuñez donc, Paul-Antoine Tomi se retrouve seul avec un autre agent face à des dizaines de manifestants qui leur courent après. Après un long sprint et deux grenades de désencerclement, Paul-Antoine Tomi rejoint son cordon et n’hésite pas à se moquer des manifestants, tout en les invectivant de la main.
Durant ces quelques minutes, la tension a fortement augmenté dans le cortège parisien à cause de ce gradé. Une provocation loin de la désescalade. On retrouve aussi sur le terrain le commissaire Alexandre Sel, déjà présent sous Lallement.
Le 19 janvier, sifflet à la bouche et un insigne de la fameuse BRAV-M sur le torse, il a mené plusieurs charges dans le cortège. Le boss de la DOPC est aussi resté à son poste : Jérôme Foucaud, le directeur, arrivé à son poste en mars 2019, en même temps que Lallement. C’est lui qui, dès sa prise de fonction, a proposé la création des BRAV-M.
Continuité dans la répression
Il semble bien imprudent, surtout avec le peu de recul actuel, de parler d’un changement de doctrine entre Didier Lallement et Laurent Nuñez. Sur le terrain, les faits montrent plutôt une continuité dans la gestion des manifestations par la préfecture de police de Paris, dont sont responsables des centaines d’agents.
Une continuité dans la répression qui ne date pas de Lallement mais de bien avant : sous Michel Cadot, pendant la loi Travail où les contrôles préventifs, les nasses et les charges ont été largement utilisés, et sous Michel Delpuech, avec l’utilisation de grenade explosives et la démocratisation massive des LBD durant les premiers actes des gilets jaunes. Laurent Nuñez se place dans cette vision du maintien de l’ordre, lui qui, en 2020 réfutait le terme de « violences policières » et légitimait une « violence légale. »
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