Nupes : une stratégie du bruit et de la fureur à la hauteur de la contestation sociale ?
Entre obstruction parlementaire et polémiques, l’Assemblée nationale est en ébullition depuis le début des débats sur la réforme des retraites. Les députés de la Nupes utilisent les amendements pour reprendre autant que possible la maîtrise du temps. Une stratégie qui contraste avec l’esprit bon enfant de la mobilisation intersyndicale.
« Ils ont une stratégie de flibustier, tirant au canon sur le projet gouvernemental sans être clairs sur le leur ». Frédéric Sawicki ne mâche pas ses mots en analysant le travail de la Nupes à l’Assemblée. Sur la question des retraites, ce spécialiste de la vie politique juge floue et désunie la coalition de gauche. « Ils n’ont pas beaucoup travaillé », termine Rémi Lefebvre, spécialiste de la gauche tout aussi critique, « aucun travail de convergence politique n’a été fait ».
Les deux politologues s’accordent pour considérer la Nupes moins soudée que les syndicats. « Ils se trompent », leur répond Raquel Garrido, « je les invite à lire notre programme lors des législatives… » La députée LFI estime que les composantes de la Nupes font voix commune sur les retraites, « ce que prouvent nos amendements structurels », renvoyant le procès en obstruction au gouvernement, seul maître de l’agenda à ses yeux. « C’est une habileté des macronistes de transférer la pression sur la Nupes, car ceux qui ne veulent pas débattre en limitant le temps parlementaire, c’est eux ! ».
Chez les Verts, la patronne Marine Tondelier balaie aussi ces procès en désunion, et souligne que défiler bras dessus, bras dessous avec le communiste Fabien Roussel est « du même acabit » que l’entente Laurent Berger – Philippe Martinez.
Quarts d’heure warholiens
« Nous ne sommes pas là pour boire le thé ». Sébastien Jumel ironise, ce mardi 14 février à l’Assemblée. Face au tumulte de l’hémicycle, le député communiste rappelle en creux que le Palais Bourbon a toujours été le théâtre de passes d’armes enflammées. La différence aujourd’hui ? Sans doute la médiatisation à outrance, qui donne l’impression d’une violence accrue.
« Chacun cherche à prendre la lumière au dépend du groupe », observe Richard Ramos, député Modem qui s’oppose à la réforme. « L’Assemblée nationale est devenue un grand studio télé pour des séquences de buzz de trente secondes », pointe-t-il, faisant référence à la prise de parole choc de l’insoumis Aurélien Saintoul, qui a qualifié lundi 13 février le ministre du travail Olivier Dussopt d’ « assasin ». « Chacun a maintenant son quart d’heure warholien », conclut Rémi Lefebvre, « mais l’agit-prop insoumis du premier mandat était bien plus convaincant ».
L’Assemblée est devenue un grand studio télé pour des séquences de buzz de trente secondes.
« Ces dérapages font trouble », admet également Marine Tondelier. La cheffe d’EELV revient sur ses propos de janvier dernier (« On va faire la ZAD à l’Assemblée ») et précise qu’ils n’appelaient pas à cette attitude. « Quand je parlais de zone à défendre, je parlais d’un travail argumentaire, méticuleux et obstiné, pas d’attaques personnelles qui ne sont pas nos méthodes, et nous décrédibilisent. Il y a largement assez à dire sur le fond… »
Raquel Garrido va dans ce sens, et consent s’opposer aussi à ces diversions inutiles : « Je ne suis pas pour donner des outils à Macron, ni à ses amis comme Bernard Cazeneuve qui viennent troller la conversation ». L’ancien premier ministre socialiste a en effet jugé « vulgaires et sans talent » certains députés insoumis, qui restent loin, selon lui, des tribuns historiques que l’hémicycle a eu en son sein.
Le sablier des amendements
Autre critique faite à la Nupes : celle d’accumuler des milliers amendements inutiles pour ralentir le travail parlementaire. Les partenaires sociaux pressent la gauche d’accélérer les débats, et n’y vont pas de main morte pour blâmer la stratégie de la coalition. Laurent Berger parle de « connerie », Philippe Martinez appelle à mettre, avec le vote, les députés « devant leurs responsabilités ».
Plusieurs figures de gauche veulent aussi en arriver à l’article central du texte, le numéro 7, qui reporte à 64 ans l’âge de départ à la retraite. Selon eux, un débat doit pouvoir se tenir sur ce qui cristallise la mobilisation sociale. « On ne peut pas parler de la réforme sans parler d’âge », place l’écologiste Sandrine Rousseau.
Une rumeur cours alors sur la stratégie de la Nupes au Palais Bourbon : celle-ci aurait pour intention de débattre in extremis de l’article 7 sans laisser le temps pour un vote (le 17 février à minuit, le texte passera directement au Sénat). Le député Alexis Corbière semble en effet craindre une démobilisation de la rue en cas d’adoption de l’article. « La rue n’est pas parti pour se démoraliser », lui rétorque Marine Tondelier.
La Nupes paraît donc hésitante sur la bonne vitesse à donner au sablier des amendements. « Il y a un débat politique, on ne va pas se mentir », concède le socialiste Jérôme Guedj. Au soir du lundi 13 février cependant, la cadence a semblé se précipiter : 1 300 amendements furent enlevés, permettant à l’article 2 d’être voté le lendemain. Et celui-ci fut largement rejeté.
Les macronistes, aussi, font tout pour ralentir le débat.
Une première victoire dans les rangs de l’opposition, et peut-être le constat que ce changement de stratégie est salutaire. Elsa Faucillon, députée PCF, défend toutefois cette tactique qui force l’exécutif à s’expliquer en profondeur, et note que la majorité ne semble pas impatiente non plus d’en arriver à l’article capital : « Les macronistes, aussi, font tout pour ralentir le débat, et plus encore depuis le rejet de l’article 2 ».
Au RN, la stratégie de la planque
Pendant ce temps, le parti de Marine Le Pen regarde les balles passer. En ayant déposé moins d’amendements que la majorité elle-même, le Rassemblement national semble se mettre à distance du débat. « C’est une stratégie de la planque », explique Frédéric Sawicki, « ils n’ont rien à gagner ici à faire de l’agitation ». Et pourtant, « un échec du mouvement lui profiterait », continue Rémi Lefebvre, « car le ressentiment qu’il engendrerait est un affect d’extrême-droite puissant, c’est pourquoi la défaite sociale profite rarement à la gauche ».
Mais dire que le RN gagnerait en respectabilité dans cette séquence n’a « aucun rapport avec la réalité » pour Raquel Garrido, qui parle de « storytelling ». Selon la députée de Seine-Saint-Denis, le parti d’extrême-droite a surtout un problème de fond : « Quand le pays parle social, ils sont dans les choux, ils ne disent rien, ils souffrent ».
La mobilisation sociale ne fait pas le jeu non plus du RN à ses yeux : « Quand les gens s’unissent et fabriquent du commun, ils rangent leurs angoisses, ce qui les dessert forcément ». Mais Frédéric Sawicki tempère : « Contrairement à la Nupes, le Rassemblement national est assuré d’être au second tour à la prochaine présidentielle, ils peuvent donc rester à distance sans problème… »
Quand les gens s’unissent et fabriquent du commun, ça dessert forcément le RN.
Comment la gauche peut-elle donc sortir gagnante de ce mouvement social ? « On est face à l’humiliation de trop », explique Marine Tondelier, « les manifestants ne sortent pas uniquement contre cette réforme, quelque chose de déterminant est en train de se passer ». Elsa Faucillon confirme : « L’intersyndicale appelle à continuer le mouvement au-delà du temps législatif… notre ambition est de coller à la mobilisation dans son aspect le plus large ».
Et à Jérôme Guedj de détailler les raisons de cet espoir à gauche : « L’intérêt pour nous est de se placer sur le cœur de la colère, qui est le refus du partage des richesses. Un terrain qui n’est évidemment pas favorable au RN… »
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