« Pour les plateformes, les seniors sont des tâcherons comme les autres »
La réforme des retraites risque de précariser des travailleurs âgés qui, après 60 ans, sont au chômage pour les trois quarts d’entre eux. Poussant certains à devenir chauffeurs VTC ou livreurs à vélo.
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La vie de Cécile bascule à 58 ans, lorsqu’elle perd son emploi. Celle qui « toute sa vie a été salariée » se retrouve alors « sur une voie de garage ». « J’ai postulé à plusieurs offres dans mon secteur, mais personne n’a voulu m’employer. La société ne vous ouvre pas les portes pour retrouver un travail à cet âge-là », raconte-t-elle.
Une situation loin d’être isolée : « Parmi les femmes retraitées nées en 1950, 37 % n’étaient plus en emploi l’année précédant leur retraite », rappelle ainsi Sophie Binet, dirigeante confédérale de la CGT et pilote du collectif femmes-mixité au sein de la confédération.
Au point que, lorsque Cécile arrive en fin de droits de chômage et que l’urgence des charges de la vie courante se fait sentir, elle décide de « sauter le pas ». Dans la file d’attente au siège d’Uber à Aubervilliers pour créer son statut, elle se trouve être la seule femme, se rappelle-t-elle. « Et là, je suis entrée dans l’enfer », souffle celle qui a aujourd’hui 64 ans.
C’est une forme d’esclavage. Vous dégringolez vraiment au plus bas de l’échelle sociale.
L’enfer, Cécile le décrit longuement lorsqu’elle se replonge dans ces quatre années où elle a pédalé toujours plus vite pour essayer de gagner sa vie. « C’est une forme d’esclavage, clairement. Je n’étais pas bien payée, je faisais énormément d’heures et j’étais maltraitée par tout le monde : la plateforme, les clients et les restaurateurs. Vous dégringolez vraiment au plus bas de l’échelle sociale. Combien de fois aussi ai-je entendu : “Pauvre femme”, “Elle pourrait être SDF”… »
Plus rien, du jour au lendemain
Après avoir sillonné la capitale pour livrer des repas pour Uber Eats puis pour Deliveroo, la sexagénaire se fait renvoyer des plateformes. « À la fin, j’étais trop fatiguée, donc je n’étais plus assez performante pour eux. Et là, du jour au lendemain, vous n’avez plus rien… »
Une pratique qui existe encore, selon l’avocat Kevin Mention, qui accompagne les livreurs et chauffeurs ubérisés dans le but de requalifier leur contrat en contrat de travail. « Avec ce système de paiement à la course, on a déjà du mal à dégager un salaire raisonnable. Alors à 62 ans, quand on va forcément moins vite, ça devient très difficile », explique-t-il.
Aujourd’hui, Cécile a 64 ans. Cela fait un an et demi qu’elle touche une retraite autour de 500 euros par mois. En procédure contre Deliveroo, elle espère que son contrat sera requalifié en contrat de travail, ce qui lui permettrait de toucher une retraite un peu plus importante. Une requalification possible, après le nouvel arrêt de la Cour de cassation révélé par Politis, en faveur des livreurs et des chauffeurs ubérisés.
Cette requalification pourrait aussi bénéficier d’un coup d’accélérateur avec le vote, cette semaine au Parlement européen, d’une directive permettant de déclencher par défaut une présomption de salariat. Aux plateformes, ensuite, de le contester en prouvant que le travailleur est véritablement « indépendant ».
Cette mesure pourrait changer la donne pour la retraite de ces travailleurs. Et freiner l’arrivée en France d’un phénomène que l’eurodéputée insoumise Leïla Chaibi a déjà constaté à l’étranger, notamment en Allemagne : « La précarisation des seniors qui cumulent des petits boulots, comme la récupération de bouteilles en verre consignées pour quelques centimes d’euro. »
Malgré tout, la situation de Cécile reste assez marginale. Voir une femme livreuse Deliveroo à 60 ans, c’est plutôt rare. « On repère quelques seniors qui font ce boulot, mais ce n’est pas le gros de la population », confirme Ludovic Rioux, secrétaire général de la CGT Livreurs, qui ne cache pas son inquiétude d’en voir quand même certains se lancer dans une telle activité.
« Les livreurs sont les travailleurs les plus précaires, qui n’ont pas d’autre choix que de faire ce boulot pour gagner un peu d’argent. On le voit très bien avec la hausse massive de travailleurs sans papiers qui font ce travail. Je pense que c’est la même idée pour les seniors : ils font ça quand ils n’ont vraiment plus d’autres solutions. »
Bosser toujours plus
Si le phénomène reste marginal pour les livreurs, il l’est déjà moins pour les chauffeurs VTC. Brahim Ben Ali, secrétaire national de l’intersyndicale nationale VTC, ne compte plus le nombre de personnes de plus de 50 ans qui veulent « compléter » leur bas salaire avec « un peu de Uber ».
Beaucoup des plus de 50 ans continuent parce qu’ils n’ont pas trop le choix.
« On pousse les seniors précaires à bosser toujours plus. Les jeunes sont déjà bien cassés. Ils se plaignent de mal de dos, d’insomnie, d’obésité. Que vont devenir nos anciens ? Les travailleurs sont de la chair à canon pour les plateformes. Et les vieux, des tâcherons comme les autres », dénonce-t-il, alors qu’une commission d’enquête menée par la députée insoumise Danielle Simonnet, sur les Uber Files, démarre à l’Assemblée nationale à partir du 1er février.
Denis, chauffeur de 51 ans, voit sa retraite s’éloigner, lui aussi. Pour bénéficier d’une bonne surcote, il devra patienter jusqu’à ses 67 ans. « Je ne vais pas pouvoir faire du 4 h 30-21 heures bien longtemps », regrette-t-il. « Beaucoup des plus de 50 ans continuent parce qu’ils n’ont pas trop le choix », soupire-t-il, en pointant du doigt les plateformes qui entretiennent ce lien de dépendance.
Une prise en étau qui concerne plus encore les travailleurs immigrés. « Au fur et à mesure que les conditions de travail se dégradent, ne restent que les populations qui ont le moins d’options. À Paris comme à Montréal, j’ai rencontré plusieurs chauffeurs immigrés âgés qui touchaient une retraite très faible », constate Sophie Bernard, professeure en sociologie du travail, qui explique que ces chauffeurs âgés recommandent même aux plus jeunes de ne pas en faire leur activité principale.
C’est justement la rencontre avec un livreur à vélo d’une cinquantaine d’années qui a poussé Diego à se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. « Se retrouver un dimanche soir, à 50 ans, devant un McDo pour une course à 4,50 euros moins les charges, pour gratter quelques euros… Ce n’est pas possible », souffle celui qui a monté, depuis, La Courserie, une entreprise de livraison éthique à Marseille.
Les seniors actifs se créent leur boulot car ils n’en trouvent plus à la veille de leur retraite.
Selon l’Insee, 16 % des créateurs d’entreprise ont plus de 50 ans. Si ce chiffre cache forcément d’importantes disparités selon la taille de l’entreprise créée, Valérie Gruau, fondatrice de la plateforme seniorsavotreservice.com, qui regroupe des petites annonces de travail pour les seniors, note un phénomène où « les seniors actifs se créent leur boulot car ils n’en trouvent plus à la veille de leur retraite ».
Bricoler entre indemnités et autoentrepreneuriat
La maîtresse de conférences en sociologie Sarah Abdelnour confirme et décrit deux catégories : « D’un côté, les professions intellectuelles supérieures qui continuent de travailler par d’autres moyens parce qu’elles sont en bonne santé, qu’elles ont du mal à arrêter ou veulent garder un style de vie. De l’autre, les salariés plus fragiles qui sont exposés au chômage avant la retraite et qui vont bricoler entre indemnités et autoentrepreneuriat », analyse-t-elle. Selon elle, quoi qu’il arrive, le report de l’âge de départ expose les travailleurs âgés en difficulté à s’enfoncer toujours plus dans la précarité.
Avec le projet de réforme des retraites, qui prévoit de reculer l’âge légal de départ de 62 à 64 ans, l’emploi des seniors risque d’être un enjeu majeur. Et leur ubérisation, une nécessité pour certains d’entre eux, si leur taux d’emploi à la veille de la retraite reste si faible.
« Aujourd’hui, il reste encore une barrière technologique que beaucoup de seniors ne peuvent pas franchir pour faire ce type de travail. Mais les générations futures risquent de plonger dedans si on ne met pas le holà avant », s’inquiète Kevin Mention. Même son de cloche chez Cécile, qui conclut : « J’ai été scandalisée en voyant ce projet de réforme des retraites : comment vont faire ces gens qui n’arrivent pas à se recycler à 57 ans ? Je n’aime pas du tout ce qui est en train de se préparer pour la société, car si c’est basé sur l’ubérisation, c’est vraiment de mauvais augure. »
Je n’aime pas du tout ce qui est en train de se préparer pour la société.
Les Uber Files ont révélé, en juillet 2022, toute la volonté d’Emmanuel Macron de plier le pays aux desiderata de la plateforme. Nul doute que son projet actuel tend vers cette direction.