« Shamane » : sur la route de Marc Graciano
Dans une langue superbe où des tournures anciennes font peau neuve, Shamane décrit le quotidien d’une femme vivant dans un camion, en lien avec la nature.
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Shamane / Marc Graciano / Le Tripode / 183 pages, 20 euros
Depuis son premier roman, Liberté dans la montagne (2013), Marc Graciano déploie un univers singulier qui tient avant tout à sa langue, qu’il qualifie de « noëlle ». Faits de mots et de tournures anciennes ou à l’allure archaïque – sa langue mime les phrases du passé, plutôt que de les copier –, ses chapitres souvent composés d’une seule longue phrase entretiennent comme l’auteur un rapport étroit avec la nature.
Marc Graciano, apprend-on sur la couverture des éditions du Tripode, qui avaient déjà publié son précédent roman, Johanne, sur la figure de Jeanne d’Arc ainsi qu’un ouvrage collectif consacré à son œuvre, vit en effet une grande partie de l’année dans un camion qu’il déplace. La protagoniste de Shamane, son nouveau livre, est son alter ego féminin. Pour une fois, ce n’est donc pas un Moyen Âge rêvé que fait vivre Marc Graciano par l’écriture, mais une contemporanéité montagneuse, éloignée de la course des hommes.
L’ambiguïté de ce présent apparaît d’emblée par la cohabitation étonnante de certains mots. Pour décrire le premier paysage au sein duquel la protagoniste choisit de garer son véhicule, soit près d’un château d’eau, le narrateur à la troisième personne rapproche par exemple des « branches écailleuses » et « un tag qui dit va voir derrière fuck toy ». Ces associations lexicales et grammaticales inattendues ne produisent pourtant pas le moindre choc.
L’ombre de Claude Simon
Au contraire, elles donnent une vivacité et un naturel extraordinaires au récit, qui, avec la nature traversée par la voyageuse sans autre but que la route, s’attache aux moindres détails des faits et gestes de cette dernière.
L’extrême précision avec laquelle est décrit l’étrange combat solitaire de la nomade d’aujourd’hui, ou encore la préparation de ses repas, son plaisir à s’enivrer de vin, évoque celle d’un Claude Simon, auquel Marc Graciano voue une admiration qu’il exprime volontiers dans les entretiens qu’il donne.
Mais la femme qui se déploie dans Shamane, libre de toute contrainte ou injonction, existe au-delà de toute influence littéraire. Mettant en chaque chose minuscule autant de sensualité que de spiritualité, l’écriture très paradoxale du roman – en ceci que sa sophistication lui confère presque une apparence de spontanéité, de fulgurance – donne à sa figure centrale une existence complexe.
Sans jamais chercher à pénétrer la pensée de cette femme, ni même lui prêter un seul mot, Marc Graciano lui donne une force mêlée de faiblesse face aux violences du monde qui sont partout. Même sur la route.