Comment être de gauche dans un pays en guerre ?
Difficile d’animer une opposition à un gouvernement accaparé par la défense du pays, qui rallie toute la société. Le mouvement Sotsialny Rukh critique cependant la politique néolibérale de Volodymyr Zelensky.
dans l’hebdo N° 1746 Acheter ce numéro
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Ces journalistes qui veulent écrire le mot « victoire » Dans les décombres, la vie quand même Sur le front de la santé mentale Un démantèlement durable des lois travailPour cerner ce qui perdure d’une vie politique au sein de la société ukrainienne depuis un an, il faut rappeler le contexte d’un quotidien sous la menace de missiles qui peuvent atteindre n’importe quel point du territoire à tout moment.
Le 24 février 2022, le Kremlin lançait son « opération militaire spéciale », avec l’objectif annoncé d’une disparition explicite de l’Ukraine en tant qu’État et société indépendants. Un an plus tard, les troupes de Vladimir Poutine n’arrivent toujours pas à écraser l’armée ukrainienne.
L’échec du plan initial, dû à la résistance massive de la population, conduit le président russe à une escalade criminelle. Avec le bombardement arbitraire de zones résidentielles et d’infrastructures civiles, il est établi que la Russie a engagé une stratégie délibérée de terreur systématique envers les civils.
Pour saisir la gravité de la menace que représente cette agression, il faut comprendre que l’Ukraine est bien plus qu’un pays voisin pour la Russie : elle est un élément central de son identité – pour quiconque s’identifie avec le récit national russe dominant, en tout cas. Pour les nationalistes russes, leur nation est incomplète, voire inconcevable, sans l’intégration de l’Ukraine en son sein.
Ce récit forgé au XIXe siècle, et ressuscité après la chute de l’URSS, conçoit la nation russe comme l’assemblage de trois composantes – les Russes, les Ukrainiens et les Bélarusses. Ainsi, pour Poutine, l’existence distincte d’un peuple ukrainien mène à une destruction inévitable non seulement de l’espace « civilisationnel » russe (comprenant les terres de l’ancien Empire russe et de l’URSS), mais aussi du corps de la nation russe en tant que telle.
Une Ukraine indépendante représente donc, de facto, une menace existentielle pour la Russie. Et pour archaïques qu’elles puissent paraître, les idéologies nationalistes possèdent un pouvoir performatif exceptionnel.
Consensus profond
Aussi, les meurtres, les viols et les tortures que subissent les civils ukrainiens, dont les enfants sont kidnappés et déportés en Russie par dizaines de milliers, ne sont pas des actes de violence aléatoires. La propagande d’État en fournit des justifications idéologiques, diffusant des propos que les spécialistes qualifient d’incitation au génocide, afin de convaincre la population russe que les Ukrainiens n’ont pas le droit d’exister.
Ce qui explique pourquoi, confrontées aux intentions génocidaires de l’invasion russe, toutes les forces civiques et politiques qui s’identifient à l’Ukraine et à sa population, y compris les syndicats et les organisations de gauche, se sont engagées dans une résistance sans faille contre l’envahisseur. Indépendamment des désaccords politiques, la société ukrainienne est soudée par un consensus profond : pour parvenir à la paix, il est nécessaire d’expulser l’armée russe de tout le territoire du pays.
Il n’empêche que les difficultés extrêmes dans lesquelles se débat le pays, bien qu’il soit accaparé par la défense du territoire, méritent un éclairage politique. L’économie ukrainienne est tombée dans une profonde récession : en une année de guerre, le PIB du pays a diminué d’un tiers. Les revenus ont chuté en raison de la forte inflation. Seuls 60 % des Ukrainiens ont pu garder leur emploi, dont 35 % seulement à temps plein.
De nombreuses personnes ont perdu non seulement leur travail, mais aussi leur maison et leurs proches. Le nombre de victimes civiles s’élève à plusieurs dizaines de milliers, sans compter les pertes militaires, qui dépassent déjà probablement 100 000 hommes. Selon des données de décembre 2022, le montant total des dommages infligés aux infrastructures est estimé à 138 milliards de dollars. Plus de 150 000 bâtiments d’habitation, 3 000 établissements scolaires et 1 150 institutions médicales ont été détruits.
Dans le même temps, les autorités ukrainiennes ont entrepris des réformes antisociales, avec la suspension d’une grande partie du code du travail et des droits qui y sont inscrits. Ces mesures risquent de porter atteinte à la cohésion sociale dont le pays a grandement besoin en temps de guerre.
Contrairement à l’expérience d’États qui ont traversé un conflit militaire (et même à rebours de la politique adoptée par son ennemie, la Fédération de Russie), le gouvernement ukrainien, au lieu de concentrer ses efforts dans une adaptation de l’économie aux nécessités de la guerre, s’est lancé dans un vaste programme de privatisation et de libéralisation, offrant 420 entreprises d’État à des investisseurs privés.
Le gouvernement ukrainien s’est lancé dans un vaste programme de privatisation et de libéralisation.
Avec une telle politique, il ne parvient pas à répondre aux besoins à la fois de la défense et de la consommation. Le pays se retrouve ainsi fortement dépendant de l’aide extérieure, ce qui risque de l’exposer à la tentation d’élites occidentales d’exercer une influence disproportionnée sur les décisions politiques, diplomatiques et militaires de l’Ukraine. Notamment après la guerre, quand le pays sera confronté à la tâche colossale de faire face aux énormes destructions et de relancer l’industrie.
Il devra aussi gérer une crise démographique majeure : huit millions de personnes, dont une majorité de femmes, ont quitté le pays. Et, au lieu d’adopter des mesures qui encourageraient les gens à revenir après la guerre, les autorités préfèrent attirer des entreprises étrangères.
Les plans de reconstruction dont on a connaissance aujourd’hui préconisent la commercialisation des soins de santé, la privatisation totale des actifs de l’État, et des coupes dans le budget des services publics et des prestations sociales. Au nom de dogmes néolibéraux détachés de la réalité, le gouvernement sape donc la souveraineté économique et politique pour laquelle les Ukrainiens ordinaires sont en train de se battre.
Double agression
C’est dans cette bataille pour la dignité que la gauche ukrainienne s’engage aux côtés de la population. Mais comment être « de gauche » dans un pays en guerre ? Avec le poids de l’héritage soviétique, il n’est pas évident de se déclarer comme tel en Ukraine.
D’un côté, le régime soviétique était aussi celui de la domination impériale russe, discréditant le socialisme comme une idéologie intrinsèquement liée à l’oppression nationale, aux opérations génocidaires et à la terreur politique. De l’autre, la « dictature du parti » a rendu impossible toute auto-organisation des travailleurs par le bas, étouffant dans l’œuf les tentatives d’action collective. Le capitalisme sauvage des années 1990-2000 a définitivement transformé l’Ukraine en terre brûlée sur le plan de la défense collective des droits sociaux.
Dans ce contexte, il faut souligner la mobilisation du Sotsialny Rukh (SR, le Mouvement social). Cette jeune organisation politique de gauche est restée active et s’est même renforcée après le début de l’invasion, affichant l’objectif de soutenir les salariés dans leurs efforts d’auto-organisation. Les membres du SR participent activement et sans ambiguïté à la résistance contre l’envahisseur, armée et non armée.
En même temps, toutes les demandes de soutien militaire, financier et diplomatique à l’Ukraine que soutient le SR sont assorties du refus que ces aides soient soumises à des conditions à caractère néolibéral et antisocial.
Ne lâcher aucun de ces deux fronts : contre l’agression russe et contre l’agression des mesures antisociales du gouvernement ukrainien.
Le SR mène un plaidoyer pour obtenir l’annulation de la dette extérieure afin de garantir que l’Ukraine, après avoir reconquis son indépendance, ne se retrouve pas piégée dans une dépendance néolibérale. Avec des militants syndicaux, il a également lancé une campagne contre les lois attaquant les protections sociales.
L’organisation incite ses alliés dans le monde à faire pression, à l’échelle internationale, pour que l’Ukraine respecte ses engagements à l’égard des normes de droit social et du travail. Elle exige aussi que la reconstruction d’après-guerre ne se fasse pas au profit des oligarques et des entreprises, ni au détriment du peuple ukrainien. Une position qui entend ne lâcher aucun de ces deux fronts : contre l’agression russe et contre l’agression des mesures antisociales du gouvernement ukrainien.
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